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Le Grand Veneur au son du cor*
Diable... Double maudit... Apparition mystérieuse ayant valeur d'avertissement... On n'en finirait pas d'énumérer les supputations et conjectures de toutes sortes auxquelles se sont prêtés les auteurs du temps à propos de l'étrange rencontre qu'aurait faite Henri IV dans la forêt de Fontainebleau.
Selon certains témoignages, le fait survint le 12 août 1598. Le roi de France et de Navarre chassait en compagnie de quelques-uns de ses familier, hommes résolus et peu enclins à s'en laisser conter sur les histoires de revenants et de fantômes... Mais laissons la parole à un certains L'Estoile, dont voici la version des faits :
" Le prince courait le sanglier, lorsqu'un grand bruit se fit entendre : c'était un mélange de cris de meute et de cris humains comme si une autre chasse était venue au-devant de la sienne. Apparut un géant de tout noir vêtu. Il s'approcha, frappa la bête au moment où le roi allait le faire, et dis à ce dernier : " Qu'en pensez-vous ? " Du moins, c'est ce que crut comprendre Henri IV, car les autres seigneurs prétendirent que le quidam avait prononcé : " En mangez-vous ? " Quoi qu'il en fût, le brave Béarnais eut grand-peur. Depuis lors, cette figure, dont il est toujours parlé dans la contrée, a reçu le nom de Grand Veneur, et une route de la forêt s'appelle de même. "
Mais on doit à la vérité historique de préciser qu'il existe plusieurs autres variantes de l’événement. Ce même jour de l'an de grâce 1598, Henry IV aurait bien entendu les jappements d'une meute et, qui plus est, le son du cor. Cependant, il n'aurait rien vu tout d'abord. N'apercevant rien ni personne, il aurait ordonné au comte de Soissons de partir en éclaireur.
" Ce seigneur, rapporte la chronique, obéit avec crainte, car il reconnaissait dans tout ce vacarme quelque chose de surnaturel, et, lorsqu'il revint auprès du roi, il lui déclara :
" Sire, je n'ai rien pu voir, mais j'entends comme vous la voix des chiens et le son du cor...
" Ce n'est donc qu'une illusion, répliqua le prince.
" Mais alors surgit un chasseur entre deux arbres. Il cria au monarque
" vous voulez me voir, me voici ! " Sitôt dit, il disparut..."En pareil cas plus qu'en autre, il faut confronter les sources. Or force est de constater que d'autres auteurs attribuent la même aventure
à François 1er... Selon eux, en effet, celui-ci poursuivait un cerf dans la forêt de Fontainebleau. Comme l'animal lui échappait sans cesse, François 1er, très en colère de ne pouvoir l'atteindre, piqua sa monture en s'écriant : " Diable ! " Sur l'instant, le roi et sa suite furent environnés dune vapeur épaisse, et un homme de forte carrure, en habit noir, ajusta le cerf et le tua sur-le-champ. Ses yeux lançaient des flammes, ce qui effraya beaucoup François 1er.Avant de disparaître, l'apparition prononça ses mots :
" Amendez-vous ! ", paroles que les gens qui accompagnaient le roi traduisirent par : " M'entendez-vous ? "Légende ou hallucination collective ? Il se peut également que nous nous trouvions la devant un cas d'interprétation quasi pathologique d'un fait réel... N'importe quel psychologue moderne n'aurait en effet aucune peine à déceler dans ce que crut entendre François 1er le symptôme patent d'un grand sentiment de culpabilité.
Toujours est-il que le roi, ayant interrogé sur ce qui s'était produit les hommes de bon sens dont il s'entourait, demeura dans l'expectative .
En l’occurrence, savants, érudits, hommes d'Eglise n'osèrent se prononcer.
Et, de leur part, il faut le reconnaître, il y avait là bien du mérite, si l'on s'en rapporte aux croyances de l'époque qui mêlaient volontiers naturel et surnaturel, au point de n'établir aucune distinction entre les faits relevant de l'un et ceux supposés relever de l'autre...Qu'on les nommât " chasses infernales '', " chasses volantes " ou " chasses nocturnes ", les chasses fantastiques, il est vrai, étaient des phénomènes courants, et cela, du Moyen Age jusqu'au XIXè siècle.
Dans leur Dictionnaire du Diable et de la démonologie (1968),
Julien Tondriau et Roland Villeneuve nous rappellent que le thème de la poursuite des damnés court comme un fil rouge à travers la littérature et l'art. Avec notamment Ronsard, Victor Hugo et Verlaine. Et dans le domaine des arts plastiques, Louis Boulanger, Ary Scheffer, Tony Johannot et Delacroix. L'intérêt de tout cela c'est de montrer à quiconque en douterait encore que les chasses fantastiques ne sont en rien des superstitions réservées au " bon peuple ", toujours plus au moins soupçonné par les esprits forts d'être en proie à de bien funestes égarements...Elles ne semblent pas davantage issues de l'imagination fertile de quelques princes triés sur le volet. En tout état de cause, elles ne sont pas des cas isolés, et par là même peu significatifs.
Le fait est que, par son ampleur, par ses manifestations multiples autant que par sa persistance à travers les siècles, le phénomène a de quoi étonner. Que l'Europe tout entière en ait été le théâtre voilà l'effet qui devrait nous faire prendre la chose avec quelque sérieux. Quand bien même nous n'ajouterions pas foi à la nature objective du phénomène, il nous resterait à l'envisager dans une perspective qui est celle du folklore et de l'histoire de l'imaginaire collectif.
C'est ce qu'à fait le premier, et selon des méthodes scientifiques très sûres, le créateur de l'ethnographie de la France, Arnold Van Gennep (1873-1957), qui a dénombré pas moins d'une trentaine de ces fameuses chasses pour le seul territoire français.
Bien sûr, dans beaucoup de cas, les chasses en question doivent tout de leur caractère à l'obsession de l'enfer er de la damnation éternelle qui hantait le peuple chrétien, et il n'en faut pas chercher la cause ailleurs que dans la prédication des clercs et l'enseignement de l'Eglise.
Ainsi, en Indre-et-Loire, dans la chasse " Briquette ", c'est le Diable en personne qui mène sa folle sarabande, accompagné de sa femme Bellaude et de leurs deux chiens.A quelque chose près, il en va de même dans les nombreuses variantes de la chasse " Gallery ", orthographiée de toute sortes de façon.
Gallery le Maudit, monté sur un cheval qui vole aussi vite que le vent, fait ployer au-dessous de lui les arbres. Un long cortège le suit, composé de gnomes, de sorcières, de loup-garous, de truies et d'autres bêtes innommables. A son passage, fantôme et revenants l’acclament...
Malheur, alors, à qui, parmi les vivants, ose mettre le nez dehors !
On se terre dans les maisons, on prie, on invoque la protection de l'archange saint Michel, lequel, jadis, terrassa Satan...Qualifiée de " sauvage " ou " d'invisible " , la chasse fantastique comporte parfois certains caractères spécifiques. Ainsi, à Beaume, un cavalier rouge conduit la curée, en compagnie de spectres de Gaulois.
Dans les Ardennes, les chasseurs fantomatiques possèdent la faculté de marcher sur l'eau, de même que les mille chiens blancs et les cents molosses attachés à leurs pas.
En Ile-de-France, celui que François 1er ou Henry IV avaient pris pour le Grand Veneur est en réalité - si l'on ose dire en pareil cas ! - un squelette, aidé dans sa besogne par des piqueurs vêtus de rouge.Dans tous les types de chasses que nous venons d'évoquer, le rouge signale la présence diabolique, alors que le blanc est plutôt en général, la couleur des spectres et le noir, celle du double maudit, réprouvé.
Ces remarques, toutefois, ne sont pas applicables partout avec la même validité, car il arrive que les véneries extraordinaires n'aient rien d'infernal, rien de démoniaque, et que leur participants, en apparence, ne différent pas de chasseurs vivants. Ainsi, dans le jura, un folkloriste du XIXè siècle, Désiré Monnier, mentionne une chasse qui en appelle bien plus au merveilleux qu'au fantastique." Un garde forestier, témoin oculaire de ce prodige, raconte-t-il, m'assurait il y a bien longtemps, tout ému qu'il en était encore, qu'attiré, un beau matin par le bruit de la chasse, il était arrivé à une clairière de forêt : que, là, il avait trouvé, rassemblés sous les amples rameaux d'un chêne, une foule de grands seigneurs, de belles dames et de piqueurs, les uns mangeant sur le gazon, les autres gardant les chevaux ou distribuant la curée à de nombreux limiers ; que la joie la plus vive animait le banquet ; que, n'osant aborder une société aussi brillante, il s'était reculé; qu'il avait pris, pour échapper, un oblique sentier dans le bois, mais que, enchanté d'un spectacle si nouveau pour lui, il avait retourné la tête afin d'en jouir encore...
Les exemples, certes, ne manquent pas de chasses fantastiques se fondant sur le légendaire chrétien, et il est hors de doute que la plupart d'entre elles ont partie liée avec les croyances de toute civilisation imprégnée de culture catholique. S'y donne libre cours une imagerie : celle-là même relative à l'enfer tel que l'Eglise le présentait à ses fidèles, lorsqu'elle agitait encore l'épouvantail de la damnation.
Il n'en reste pas moins que d'autres grandes véneries, bien plus nombreuses qu'on ne le pense généralement, se réfèrent à d'autres valeurs culturelles, à d'autres croyances, que beaucoup de folkloristes et d'historiens des religions ont jusqu'ici curieusement passée sous silence...
Ces valeurs culturelles étaient-elles donc si peu recommandable pour les avoir aussi délibérément laissées dans l'oubli ?
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