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L'Affaire Joan Norkot
Joan Norkot, morte en 1629, accéda à la gloire en se réveillant d’entre les morts pour désigner ses assassins et obtenir leur condamnation. En effet, on croyait encore dans l’Angleterre superstitieuse du XVIIe siècle que le corps d’une personne décédée de mort violente se mettait à saigner si l’assassin le touchait. La justice en faisait même un preuve définitive de culpabilité.
L’affaire Norkot fut redécouverte en 1851 par le docteur Henry Sampson. Il la publia dans l’édition de juillet de The Gentleman’s Magazine and Historical Review (Le Magazine et le revue de l’honnête homme). La préface de cette revue, dont voici un extrait, illustre parfaitement l’esprit pragmatique et « scientifique » de l’ère victorienne :
« L’extrait suivant raconte un cas singulier qui nous a été transmis par « the Old Serjeant » (huissier au Parlement), dont l’autorité ne peut être mise en doute. Ce dernier avait été membre du Long Parliament de Charles Ier et il vécut assez longtemps pour pouvoir féliciter le roi William lors de son accession au trône en 1688… Tant de superstition et d’insuffisance de preuve sérieuses sont à peine croyables…«
Le Old Serjeant était un certain Sir John Mainard, « un homme au courant de la loi et de grande réputation », qui avait transcrit sa version de l’affaire Norkot dans un manuscrit « écrit de sa main ». Ce document avait été retrouvé dans ses papiers personnels après sa mort, survenue en 1690 docteur Sampson.
Joan Norkot vivait dans le Hertfordshire avec sa sœur Agnès, son beau-frère John Okeman et sa belle-mère Mary Norkot. De l’avis général, c’était une femme belle heureuse en mariage et bonne mère. Aussi, tous ses nombreux amis furent-ils horrifiés d’apprendre un matin qu’on l’avait trouvée égorgée, tenant encore son enfant entre ses bras. Les membres de la famille affirmèrent qu’elle s’était suicidée.
S’agissait-il vraiment d’un suicide ? D’après Mary Norkot et le couple Okeman, le mari de Joan était absent le soir du crime. Il dinait chez des amis. Ils précisèrent, en outre, que depuis quelques temps Arthur et Joan ne s’entendaient plus très bien, et que, le soir de sa mort, la jeune femme semblait particulièrement triste et déprimée. Donc, peut-être que, dans un accès de désespoir, elle s’était ouvert la gorge.
Cette version des faits fut loin de satisfaire les amis de Joan et les voisins. Dans les semaines qui suivirent l’enquête, le mécontentement ne fît que croitre et le verdict fut remis en question. Il semblait de plus en plus évident que Joan n’avait pas pu se tuer. Sous la pression de l’opinion publique, « le jury demanda au coroner de faire exhumer le corps. Ce dernier donna son assentiment et, trente jours après la mort, le corps de Joan Norkot fut exhumé en présence du jury et dans un grand nombre de témoins ».
Selon le témoignage que fit plus tard le curé de l’église anglicane locale, c’est au cours de l’exhumation que l’on procéda à « l’épreuve du toucher ». Voici le récit de Sir John Mainard :
« On ordonna aux quatre accusés présents de toucher le cadavre de la victime chacun à leur tour. La femme de Okeman s’agenouilla, suppliant Dieu de prouver leur innocences… Les accusés touchèrent le corps, c’est alors qu’apparut sur le front de la morte, qui était livide et d’une couleur de « charogne » (terme employé par le témoin lui-même), une sorte de rosée ou de sueur qui se mit à couler sur le visage. Le front semblait reprendre les couleurs de la vie. Puis, la morte ouvrit un œil et le referma. Ceci trois fois de suite. Elle enleva également son alliance trois fois et, de son annulaire, du sang coula sur l’herbe.«
Cette manifestation miraculeuse constituait en 1629 une preuve irréfutable d’homicide. Aussi, lorsque le calme fut revenu, le jury changea-t-il son verdict.
Légalement, Joan Norkot avait été « assassinée par un inconnu ». Très vite, cependant, la rumeur publique accusa Arthur, Mary, Agnès et John. Ils furent jugés aux assises de Hertford et, tout d’abord, acquittés. Toutefois, tant de preuves pesaient contre eux que le juge Harvy déclara : « Il vaut mieux aller en appel que laisser un tel meurtre impuni. » C’est le fils de Joan Norkot qui fit appel contre son père, sa grand-mère, sa tante et son oncle.
Commentaire de Sir John Mainard : « Ce cas était si étrange que je l’ai retranscrit en détail. »
Le curé du village vint témoigner au procès de ce qu’il avait vu au cimetière. Le nom de ce ministère du culte ne nous est pas parvenu, le chroniqueur précise seulement que « c’était un homme digne de foi ».
Le président du tribunal, le juge Nicholas Hyde, émit quelques réserves sur ce témoignage.
« D’autres témoins ont-ils vu la scène ? demanda-t-il ?
-Je ne jurerai pas que d’autres aient vu ce que j’ai vu moi-même, répondit le curé. Mais ce dont je suis certain, c’est que l’assistance était nombreuse et que si l’on avait su que mon témoignage serait mis en doute, beaucoup seraient venus témoigner. »
Entre-temps, d’autres preuves moins fantastiques vinrent s’ajouter au dossier de l’accusation. Comment, par exemple, ne pas soupçonner la belle-mère de Joan et les Okeman d’être coupables si, comme ils le prétendaient, personne n’était venu au cottage entre le moment où Joan se retira pour la nuit et le moment où l’on retrouva son corps ? La jeune femme fut découverte gisant sur son lit, tenant son enfant entre les bras. Les draps n’avaient pas été déplacés. Ceci ne ressemblait guère à un suicide. Qui plus est, elle avait la gorge tranchée d’une oreille à l’autre et la nuque brisée. Comment aurait-elle pu, étendue sur le lit avec un enfant dans les bras, s’ouvrir la gorge puis se briser les vertèbres du cou, ou vice versa ?
Il semblait donc évident que le corps avait été transporté et que l’assassin, ou les assassins, avaient maladroitement tenté de dissimuler le crime, un couteau encore tout sanglant, fermement fiché dans le plancher, à une bonne distance du lit. Or, il était absolument impossible que Joan Norkot, à l’agonie, ait pu jeter le couteau aussi loin, pointe en direction du lit. Enfin, il y avait cette étrange empreinte sanglante d’une main gauche sur la propre main gauche de la victime. Détail horrible que le juge Hyde refusa d’abord de considérer comme preuve, mais qu’il finit cependant par reconnaitre.
La défense des quatre prisonniers sembla bien mince. Surtout lorsque Arthur Norkot révéla que, contrairement à ce qu’il avait prétendu, il n’avait pas quitté son domicile ce soir-là. Après délibération, le jury conclut à la culpabilité de Norkot, de sa mère et d’Agnès. Okeman fut acquitté. Les trois coupables clamèrent leur innocence, mais le jugement était rendu et ils furent pendus peu de temps après le procès, à l’exception cependant d’Agnès Norkot, qui était enceinte…
Dans son livre publié en 1952, Enigmes policières, Valentine Dyall avance une explication possible de ce crime :
« La cause même du meurtre reste obscure. Il semble qu’Arthur Norkot avait des doutes sur la fidélité de son épouse. Les deux autres femmes de la famille, jalouses de la beauté de Joan et de sa position de maitresse de maison, participèrent sans doute volontairement au crime. Quant à John Okeman, brave homme un peu simplet, on lui donna ordre de se taire. »
S’il est relativement facile de proposer des explications logiques de l’assassinat, que penser en revanche de ce qui se passa lors de l’exhumation ? Joan était-elle encore vivante lorsqu’on la porta en terre ? Cela semble tout à fait improbable vu l’état de ses blessures. S’agit-il d’une réaction chimique du corps en voie de décomposition lorsqu’il se trouva exposé à l’ai libre ? Cela pourrait expliquer la « couleur fraîche » de son front, mais que dire des mouvements de son oeil et de ses doigts, ainsi que des gouttes de sang ?
Après tout, s’agissait-il peut-être vraiment d’un miracle…
Pour contenter les esprits sceptiques, il est possible d’avancer une autre explication. Après trente jours passés sous terre, les vers ont commencé à travailler le cadavre, en particulier les viscères et la tête. Il se peut alors que ce soit leur activité nécrophage qui ait fait bouger l’œil dans son orbite, le reste n’étant qu’extrapolations de témoins.
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