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La fille électrique*
En ce jeudi 15 janvier 1846, l'orage a menacé toute la journée sur le hameau de Bouvigny, dans le Perche. Dans la chaumière des Loisnard, il a fallu allumer la chandelle encore plus tôt que les jours précédents : C'est que M. Piédaleu, gantier à Mamers, a passé commande d'un travail urgent.
Julie Loisnard, sa cousine Angélique Cottin et une petite voisine, Marie Hamel, s'activent. Elles tissent de l'aube jusqu'au soir.
Angélique, la cousine, n'est pas très adroite et préfèrent la hache où la fourche à purin. Appelée " la cruche " par les garnements du village à cause de son esprit un peu lourd, elle fut recueillie dans la famille parce que son ivrogne de père la battait régulièrement.
La pendule sonne huit heure lorsque soudain, la navette d'Angélique lui échappe des mains et file comme une flèche à travers la pièce, manquant d'éborgner Marie Hamel. Elle frôle le guéridon de chêne massif qui aussitôt se met à tressaillir comme s'il prenait vie, à basculer, à bondir, renversant la chandelle, à rouler enfin à travers la pièce, avant de s'écraser lourdement contre le mur, les pieds en l'air.
Les trois fillettes se mettent à hurler. Angélique sanglote comme une Madeleine et se précipite les bras tendus vers sa cousine Julie...
Ce geste déclenche une nouvelle catastrophe. Les ciseaux qui pendent à sa ceinture jaillissent comme une fusée vers le plafond, voltigent, épouvantable oiseau de fer à travers la pièce, avant de retomber dans la huche.
La petite Marie se jette sur la porte et se lance comme une folle dans la nuit. Julie raconte en sanglotant les terribles événement à ses parents.
Le père Loisnard va aussitôt chercher le curé et découvre déjà un rassemblement devant la masure. Une vingtaine de personnes entourent une Angélique debout et en pleur.
Angélique pose son derrière sur une chaise qu'on approche... et se retrouve par terre, car la chaise, comme tirée par un fil invisible, vient de voler en l'air.
Quand elle prend appui sur le guéridon pour se relever, celui-ci se trémousse comme un ours la foire. Terrorisée, Angélique recule vers la cheminée... et déclenche aussitôt la valse des pincettes, tandis que la marmites suspendues à la crémaillère se met à tressauter en répandant son contenu !
Alcide, un voisin et le bon curé se regardent... et se comprennent en silence. Ils pensent à un cas de possession.
Pour éviter un mauvais parti à la pauvre fille, ils se taisent et inventent une histoire de " fille électrique... "
Le lendemain matin il est demandé à Angélique de trier quelques haricots. Celle-ci s'empare d'une soucoupe et aussitôt les légumes se mettent à danser dans la cuisine, comme dans les contes de Perrault, et les chaises refont leur facéties de la veille. Pas moyen de les arrêter.
Alcide témoin de ce tapage cours chez le curé pour lui donner enfin la preuve qu'Angélique est... une fille électrique.
Devant un parterre bien garni il approche un pendule suspendu à une baguette de cuivre d'Angélique en espérant que celui-ci va osciller.
Tout le monde retient son souffle et le pendule... ne bouge pas.
Par contre, la huche de pain qui est bourrée et qui pèse un bon quintal et demi, prend son essor et retombe lourdement par terre. Une lourde étagère pourtant solidement fixée au mur de pierre tomber à son tour.Le cercle des paysans se défait ; tous craignent d'être possédé à leur tour...
Le 21 janvier suivant, Alcide de Farémont emmène Angélique et sa tante à Mamers. Il compte présenter la " fille électrique " à deux médecins : les Drs Verger et Tanchon.
La voici installée au milieu du salon. Mlle Devillier, une institutrice dont le scepticisme est à la mesure du chignon qu'elle porte est également présente. Rien ne se passe.
Au bout d'un quart d'heure, le Dr Verger songe à prendre congé lorsque l'institutrice passe par derrière d'Angélique et la touche à l'omoplate.
La voilà qui part à la renverse en poussant un grand cri : " C'est comme si j'avais été frappée par la foudre, se lamente Mlle Devilliers; "Bien sur, on décide de prendre rendez-vous pour le soir même avec cette fois-ci M. Adeline, procureur du roi, venu en renfort.
On tente d'abord en vain de trouver une chaise qui ne se dérobe pas sous Angélique. Le procureur du roi décide alors de faire asseoir Angélique sur... ses propres genoux. Patatra ! Cette plaisante construction s'écroule lourdement. On isole alors le tapis avec une plaque de verre et un morceau de toile cirée. Angélique s'assoie à nouveau. Rien ne se passe. Voilà enfin la preuve que le phénomène est électrique.
Angélique se relève et aussitôt, le portrait du roi-citoyen quitte son amarre et s'effondre dans un fracas de verre brisé. Craignant pour le mobilier on entraîne la " fille électrique " dans une soupente où trône un vieux lit monumental. Quand la pauvrette s'y étend, il se met à trembler, comme sous l'effet d'un séisme, pendant un bon quart d'heure...
Le 14 février 1846, un fiacre s'arrête devant un hôtel borgne de la rue des Deux-Ecus à Paris. Deux messieurs bien mis en descendent.
L'un est François Arago, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.
Le deuxième est Hébert, un autre académicien.L'expérience peut commencer. On approche discrètement une feuille de papier de la main gauche d'Angélique. La feuille s'envole aussitôt.
Angélique très en forme affole ensuite une boussole à distance, fait voler en l'air les quelques pauvres bibelots du lieu, et déplace aussi une armoire branlante dont les portes refusent ensuite de se refermer...Une commission d'enquête est alors chargée d'étudié l'affaire mais plus rien ne se passe. Les acteur sont présenté comme les dindons de la farce.
Mais Angélique retrouva une fois de plus ses dons. Un nombreux public avait envahi la salle à manger de l'hôtel borgne. Le commerce dont la
" fille électrique " est l'objet prospère tous les jours et elle donne maintenant des spectacles permanents qui lui rapportent de gros cachets...Des centaines et des centaines de témoins la verront encore commander plus ou moins bien à toutes sortes de phénomènes incroyables.
Le tenancier de l'hôtel borgne, qui pourtant touche grassement, finit par se lasser de ce vacarme et jette un beau jour la fille la rue.
Dès lors, on perd la trace de la " fille électrique ".
Une légende tenace dans le Perche veut qu'elle se serait jetée dans la Seine.
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