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Calculateurs Prodiges*
Dès lors qu'il s'agit de nombres et d'opérations arithmétiques, tous les calculateurs prodiges sont doués d'une mémoire proprement fantastique. Leur demande-t-on de répéter une liste de quarante nombres que l'on vient d'énoncer à la suite ? Ils se font un jeu de le faire...
Mais là n'est pas le plus étrange. Comment parviennent-ils à effectuer des calculs que les mathématiciens chevronnés ne font que la plume à la main ou abandonnent aux machines ?
Chose plus surprenante encore : la plupart des grands virtuoses du calcul mental sont d'une intelligence médiocre.
Pis : certains frôlent l’imbécillité ou sont complètement incultes.
Tel était, au milieu du XVIIIè siècle, l'esclave noir Thomas Fuller, qui mourut à l'âge de 80 ans, sans que ses maîtres aient pu lui apprendre à lire et à écrire, en dépit de tous leurs efforts.
Illettré lui aussi, et presque idiot, l'Anglais Jedediah Buxton (1702 - 1762) était un maniaque de l'arithmétique. " Il ne voyait, observe à son sujet Alfred Binet, que des chiffres et des prétextes à opérations mentales, l'esprit complètement fermé pour le reste " Et en effet : un jour qu'on le conduisit au théâtre, n'avait-il pas, au lieu d'écouter la pièce et d'y prendre plaisir, compté le nombre de pas exécutés par les danseurs et le nombre de mots prononcés par les acteurs ?
Mais Buxton représente sans doute un cas limite. L'Allemand Zacharia Dase, né en 1824, bien qu'il ne fût pas un mathématicien original et ne découvrit aucune théorème nouveau, aida considérablement Gauss, le célèbre astronome et physicien, dans certains de ses calculs. On lui doit une table de logarithmes naturels des nombres ( de 1 à 100 500 ) et l'énoncé des nombres premiers du 7ème au 8ème millions. Gause ne parvint pas à le " coller " lorsqu'il lui demanda de multiplier deux nombres de cent chiffres chacun...
Quant à Henry Mondeux, qui acquit en son temps une grande célébrité, il se montrait imbattable dans le calcul des carrés et des cubes.
Né en 1826 dans un village près de Tours, il fut très jeune préposé à la garde des moutons. Comme, faute d'avoir fréquenté l'école, il ignorait jusqu'à la notion de chiffre, il s'inventa un système de notation à l'aide de cailloux diversement disposés sur le sol. L'enfant avait sept ans, et l'instituteur, à qui on avait touché mot du jeune phénomène, pensa qu'il était scolarisable. Il tenta donc de l'instruire. En vain.Présenté l'Académie des sciences, devant une commission de savants, il fit l'étonnement de tous par son aptitude au calcul mental, sa mémoire des nombres, et sa quasi-incapacité à se rappeler les noms de lieux et de personnes.
Dans son rapport, Cauchy note que Mondeux " imagine des procédés quelquefois remarquable pour résoudre une multitude de questions diverses que l'on traite ordinairement par l'algèbre. Les règles qu'il emploie pour former le produit ou la puissance demandés sont précisément celles que donnerait la formule connue sous le nom de binôme de Newton. Guidé par ces règles, il peut énoncer, à l'instant même où on le demande, les carrés et le cubes d'une multitude de nombres, par exemple le carré de 1 204 ou le cube de 1 006. "
Comme l'affirme le rapport de la commission, les questions d'analyse indéterminée n'étaient pas au-dessus de la portée du jeune calculateur :
" L'un de nous lui a demandé deux carrés dont la différence fut 133.
Il a donné immédiatement comme solution le système des
nombres 66 et 67. On a insisté pour obtenir une réponse plus simple. Après un moment de réflexion, il a indiqué les nombre 6 et 13. "On pourrait en dire autant de Jacques Inaudi, né d'une famille très misérable, en 1867, dans le Piémont. Jeune berger lui aussi, il occupe les longs loisirs que lui laisse la garde de son troupeau à exécuter mentalement des multiplications à cinq chiffres, sans pour autant connaitre la table de multiplication... Il n'a pour lors que 7 ans.
A la suite de circonstances familiales pénibles, il part sur les routes, accompagné de son frère, qui s'est improvisé montreur de marmottes pour subvenir à leurs besoins. Lui-même propose au badauds un numéro de calcul mental sur les marché ou règle les litiges qui opposent les paysans lorsqu'il s'agit pour eux d'effectuer des comptes tant soit peu compliqués... Les plus forts en arithmétique s'étonnent et lui posent différent problèmes, qu'il résout avec une facilité déconcertante.
Il se produit bientôt dans les cafés et, chaperonné par un ancien voyageur de commerce, qui devient son imprésario, se rend à Paris, pour donner des séances au théâtre Robert-Houdin. Nous sommes en 1878, Jacques Inaudi a onze ans, c'est pour lui presque déjà la gloire, mais non encore la reconnaissance officielle de ses dons, malgré l'attention que lui portent certains hommes de science de l'époque, dont Camille Flammarion et l'anthropologue Paul Broca. Lorsqu'il sera, en 1892, présenté à l'Académie des sciences, la commission chargée de l'examiner, ne pourra que constater la maîtrise du jeune prodige. Toutefois, malgré des dons aussi flagrants, Jacques Inaudi, pas plus que Mondeux, ne deviendra un créateur, un véritable mathématicien.
Cela dit, il serait erroné de croire que la virtuosité en matière de calcul mental interdit à celui qui possède ce don singulier tout autre talent, ou même un quotidien intellectuel élevé... Paul Lidoreau, pour ne citer que lui, joignait à un talent artistique certains des qualités de chef d'entreprise.
Mais, même dans ce cas, le don des nombres n'en reste pas moins mystérieux, de sorte que, à propos des calculateurs prodiges, deux espèces d'hypothèses ont été émises, celle dont le para psychologue Aimé Michel se fait le champion lorsqu'il estime que des hommes comme Inaudi ou Lidoreau " offrent peut-être à notre observation le seul phénomène psychologique supra-humain de cette planète ".
L'autre, plus commune, plus plausible aussi, en appelle à une explication par l'inconscient.Sur ce point, en effet, les observations de tous les psychologues concordent, aussi bien que les déclarations des intéressés eux-mêmes. Paul Lidoreau, interrogé, ne se fait pas faute de rappeler qu'il effectue ses opérations de tête entièrement, et sans fatigue, aidé en cela par son inconscient. " Ainsi, déclare-t-il spontanément à Robert Tocquet, pour extraire l racine cubique d'un nombre de quinze chiffres, il me faut exécuter une moyenne de douze à quinze opérations en vingt seconde.
Or, plusieurs de ces calculs s'effectuent en même temps dans mon esprit sans que je sache exactement de quelle manière. " Quant à Maurice Dagbert, autre calculateur prodige contemporain, il confie : " Vous dire ce qui se passe en moi lorsque je calcule ? Impossible ! C'est vraiment incommunicable... " On pourrait multiplier à l'envi les témoignages qui vont dans ce sens.Que cette étrange sorte d’activité psychique que constitue la virtuosité en matière de chiffres puisse échapper, parfois entièrement au contrôle de la conscience, c'est ce qui est corroboré par le fait que la plupart des sujets observés se livrent simultanément à d'autres occupations. Alfred Binet avait ainsi noté qu'après avoir posé à Inaudi un problème dont la résolution demandait quelque temps, il tentait de le distraire par tous les moyens. Peine perdue... Jacques Inaudi se montrait capable de soutenir une conversation tandis qu'il résolvait le problème en question, auquel il fournissait la réponse juste.
Mais il y a mieux : Maurice Dagbert peut, dans le même temps et sans gêne apparente jouer tel morceau de musique, qu'il exécute avec brio sur son violon, et effectuer mentalement diverses opérations comme par exemple, vingt racines cubique de trois chiffre chacun à extraire.
L’inconscient est-il une explication suffisante ? A vrai dire, tout se passe comme si, chez certains calculateurs prodiges, une force indéterminée mais agissante cherchait à compenser les handicaps psychiques ou moteurs dont ils sont affligés.
A ce titre, le cas de Louis Fleury, né en 1893 est exemplaire. Affecté dès sa naissance d'une ophtalmie purulente qui le rend complètement aveugle, il a la malchance d'être abandonné par ses parents alors qu'il est âgés de 18 mois. L'Assistance publique le place chez des agriculteurs qui soit par négligence, soit par manque de temps, soit par incapacité, s'occupent assez mal de lui. A dix ans, c'est à peine s'il marche, et il ne sait ni se laver ni s'habiller seul. Mis en pension dans une école pour aveugles à Arras, il se révèle un élève médiocre.
S'il parvient à comprendre le mécanisme de l'addition et de la soustraction, la multiplication reste pour lui une opération peu accessible, et il demeure absolument fermé à la division. Médecins et pédagogues sont formels : l'enfant est inéducable. A sa quinzième année, on le dirige par conséquent vers un hospice où se trouvent parqués pèle-mêle débiles profonds, vieillards atteints de gâtisme et autres psychopathes incurables.
Voilà donc Louis Fleury condamné à une vie végétative. En souffre-t-il ? Il ne semble même pas, à tel point, du fait des circonstance et d'une déjà longue habitude au malheur, son délabrement psychique est grand.
Un choc émotif va cependant le réveiller de sa torpeur. L'un de ses camarade d'hospice, son voisin de table, fait une crise d'épilepsie.
Les cris de cet homme, les exclamations des assistants prennent dans l'esprit du jeune garçon des proportions terrifiantes. Il en tombe malade et en reste obsédé longtemps.C'est pour se débarrasser de cette obsession qu'il s'astreint à ce qui lui avait toujours paru comme la plus difficile, la plus ingrate, la plus laborieuse, la plus absorbante des tâches : le calcul.
Mais alors que les opérations les plus simples, en écriture braille, lui semblaient, naguère encore, d'une complexité inouïe, ne voilà-t-il pas
qu'additions, soustractions, multiplications, divisions même, auxquelles pourtant son esprit se montrait rebelle, il les effectue sans effort, et de tête !Dès ce jour, sa carrière est toute tracée. Sorti de l'hospice, il donnera des séances dans les écoles et dans les salles de spectacles, tant en Europe qu'aux Etats-Unis. Il accroîtra notablement ses performances jusqu'à extraire la racine cinquième de 1 935 752 415 en trois minutes et dix secondes.
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