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Andrew Crosse*
La peur pèse sur le village comme une chape de plomb. Des nuages sombres et menaçants passent lentement dans le ciel. Au loin, l'ombre lugubre d'un manoir se dresse au pied des collines. Une faible lueur jaune éclaire les fenêtres du rez-de-chaussée. Quelqu'un s'affaire dans le laboratoire au milieu des tubes et des cornues. Le tonnerre roule derrière les collines. Un éclair zèbre le ciel. Soudain, une lumière éclatante embrase les fenêtres du laboratoire. Là-bas, au village, la crainte saisit les habitants. A quelles activités démoniaques se livre donc le maître du manoir ?
Non, il ne s'agit pas du baron Victor Frankenstein, mais de Andrew Crosse, un gentilhomme britannique, dévoré lui aussi par la passion de la recherche. Il aurait, dit-on, recréé la vie en laboratoire.
Andrew Crosse est né le 17 juin 1784 dans une famille très aisée. C'est à l'école du docteur Seyer à Bristol, où il entre en 1793, que se révèle son intérêt pour tout ce qui est scientifique. Sa seconde femme dira de lui plus tard que " tout ce qui touchait à l'étrange ou au merveilleux " le passionnait. Or l'électricité n'était encore qu'une science toute nouvelle lorsqu'il commença à s'y intéresser. Il n'avait alors que douze ans, et c'est au cours d'une conférence qu'il en aurait entendu parler pour la première fois. Précisons toutefois que les amis de son père s'appelaient Benjamin Franklin et Joseph Priestley.
A partir de 1802, il est étudiant à Oxford. Entraîné dans le tourbillon d'une vie libertine, il abandonne peu à peu ses recherches scientifiques.
En 1805, à la mort de sa mère, il hérite du domaine familial. Pendant un temps, il ne pense qu'à dépenser sa fortune allègrement. Heureusement, la rencontre de Georges-John Singer, qui partage son ancienne passion pour l'électricité, rallume son enthousiasme. Et, en 1807, il commence à Fyne Court, le domaine familial, toute une série d'expériences sur l'électro cristallisation.
C'est en 1837, au cour d'une de ces expériences, que survint un '' miracle " que les hommes de science n'ont jamais réussi à expliquer. A partir de la matière inanimée, Andrew Crosse créa de la matière vivante. Voici comment lui-même rapporta l’événement :
" Dans le but de créer des minéraux artificiels par un long processus d'électrification continue sur des fluides contenant en solution certaines substances déterminées, je me livrais à toutes sortes d'expériences, j'avais construit un cadre en bois qui servait de support à un entonnoir en porcelaine de Wedgewood. A l'intérieur de cet entonnoir se trouvait un réservoir d'environ un litre, posé sur un cercle d'acajou. Le réservoir rempli de fluide, je suspendis un morceau de flanelle humidifiée du même liquide sur le côté du réservoir et à l'intérieur de l'entonnoir qui, agissant comme un siphon, transvasait le liquide du réservoir, à l'entonnoir par gouttes successives. Ces gouttes tombaient à leur tour dans un autre entonnoir de verre placé sous le premier. Il contenait un morceau poreux d'oxyde de fer rouge du Vésuve que je maintenait sous tension électrique constante...
"Au bout du 14ème jour à travers une lentille grossissante, je vis que des sortes de petites excroissances blanchâtres se développaient à partir du milieu de la pierre électrifiée. Le 18ème jour, ces projections avaient encore grandi. Sept ou huit filaments avaient poussé, chacun étant plus long que l'hémisphère qui leur avait donné naissance. Le 26ème jour, ces projections avaient pris la forme d'un insecte qui se tenait debout sur sa queue, constituée de quelques poils raides... le 28ème jour, ces petites créatures remuèrent leur pattes... Quelques jours plus tard elles se détachèrent de la pierre et partirent à la découverte de leur environnement. "
Étonné de ces résultats pour le moins inattendus, Andrew Crosse chercha en vain à trouver une explication rationnelle. Pour en avoir le cœur net, il répéta l'expérience les mois suivant :
" Lorsque au bout de quelques mois, certaines matières cristallines se formèrent, les excroissances observées lors de la précédente expérience aux bord du fluide se manifestèrent de nouveau dans chaque cylindre, sauf dans ceux qui contenaient le carbone de potasse et l'arsenic métallique. Dans les même délais que précédemment, les substances blanches se transformèrent en insectes. Dans ma première expérience, j'avais utilisé de la flanelle, du bois et une pierre volcanique.
Dans la seconde expérience, je n'utilisai rien de cela. "N'ayant pas toujours trouvé la clef du problème, Andrew Crosse recommença l'expérience au cours de laquelle il commit une erreur qui intensifia encore le mystère :
" J'avais omis d'aménager dans le ventre de la cornue un endroit pour ces acariens. Ils sont en effet détruits s'ils retombent dans le liquide dont ils sont issus. C'est étrange que, dans une solution éminemment caustique et une atmosphère de gaz oxhydrique, un seul acarien ait pu apparaître "
Crosse rédigea alors un rapport sur sa " découverte " et l'envoya à la London Electricical Society qui, malgré un certain scepticisme, demanda à W.H. Weeks, un spécialiste des recherches en électricité, de répéter l'expérience de Crosse. Les conclusions des travaux parurent dans les Annals of Electricity ( octobre 1836 - 1837 ) et dans Transaction, revue de la London Electrical Society (1838).
Bien que ces compte-rendu soient assez brefs, il apparaît clairement que Weeks travailla sérieusement et méthodiquement. Il prit soin notamment de s'assurer qu'aucune matière vivante, des œufs d'insectes, par exemple, ne pouvait pénétrer dans les instruments. Il n'avait pas encore terminé ses recherches lorsque les travaux de Crosses furent portés à la connaissance du public par la grande presse anglaise.
Andrew Crosse eut en effet le tort de discuter de sa " découverte " au cours d'un dîner. Ce qu'il ne savait pas, c'est que parmi les invités figurait le rédacteur en chef de la Western Gazette. Voici comment Cornelia, la seconde femme d'Andrew Crosse résume ce regrettable incident :
" Le rédacteur d'un journal de l'ouest de l'Angleterre... amicalement sans nul doute, mais sans avoir prévenu, fit paraître un article sur les travaux de mon mari. La nouvelle fit bientôt le tour de l'Angleterre, puis de l'Europe, satisfaisant les amateurs de merveilleux mais soulevant aussi tout un concert de protestations. Éloges et attaques, toute aussi disproportionnées les unes que les autres, firent perdre de vue l'objectif scientifique et impersonnel des recherches de Mr Crosse ".
Alors que la controverse battait son plein, certains savants connus n'hésitèrent pas à prendre la défense d'Andrew Crosse. Citons notamment Michael Faraday qui, dans une conférence qu'il donna à la Royal Institution en 1837, montra que les détracteurs de Crosse avaient tort. Il avait, affirma-t-il, conduit lui-même les expériences de son compatriote et était arrivé aux mêmes résultats. Ce que par ailleurs les conclusions des travaux de Weeks. Les témoignages de ces deux chercheurs ne firent malheureusement qu'accentuer les attaques lancées contre Crosse, l'homme qui osait défier Dieu.
Lassé de toute cette polémique que rien ne semblait devoir arrêter, Andrew Crosse se retira dans son domaine de Fyne Court, espérant y trouver calme et repos. Malheureusement, loin de le soutenir, ses voisins le considérèrent comme un paria... ou comme un suppôt de Satan.
Un pasteur local, le révérend Philip Smith, fit en effet un exorcisme sur les collines qui surplombaient le domaine de Fyne Court.En 1846, le frère et la première femme d'Andrew Crosse moururent à quelques jours d'intervalle. Pour oublier sa peine, il reprit ses expériences. Son journal et les lettres qu'il écrivit à cette époque à ses amis nous font part de ses espoirs et de ses aspirations. Il cherchait notamment à concevoir une " pile à la fois bon marché, puissantes et durable ". Ce qui ressemble fort à la pile brevetée par Georges Leblanché en 1868. Crosse entreprit aussi des recherches sur une éventuelle utilisation de l'électricité pour préserver la nourriture ou purifier l'eau de mer ainsi que d'autres liquides.
En 1849, Andrew Crosse fit la connaissance de Cornelia Burns. Il reprit peu à peu une vie sociale normale et, en juillet 1850, il épousait la jeune femme. Les années qui suivirent furent marquées par de graves ennuis de santé. Le 26 mai 1855, il fut victime d'une attaque dont il ne se remit jamais. Le 6 juillet, juste avant de mourir, il murmura à sa jeune femme que " plus l'homme perçait les mystères de la nature, plus il s'apercevait de son ignorance ".
Aujourd'hui, les travaux d'Andrew Crosse sont tombés dans l'oubli. Pourtant, le mystère des " acariens " n'a jamais été résolu, bien que quelques chercheurs se soient penchés sur la questions.
En 1934, le docteur A.C. Oudemans proposa l'hypothèse suivante :
les acariens seraient en fait des insectes du genre Glyophagus domesticus. Ces insectes possèdent une capacité de résistance étonnante et pénètrent un peu trop facilement dans le matériel de laboratoire. D'autres chercheurs pensent que les acariens de Crosse n'étaient peut-être en fait que des substances chimiques qui avaient l'apparence du vivant.L'une de ces deux hypothèses est peut-être correcte. Il semble difficile d'admettre toutefois que les œufs de Gkyophagus domesticus soient présents dans toutes les expériences, dans celles de Crosse comme dans celles de Faraday et de Weeks. D'autre part, si les acariens n'avaient rien de substances vivantes, comment se fait-il que trois grands chercheurs aient pu se tromper à ce point ? Le mystère des acariens nous semble donc loin d'être résolu.
Quoiqu'il en soit, ceux qui comparent Andrew Crosse au baron Frankenstein n'ont peut-être pas tout à fait tort. Dans The Man Who was Frankenstein, Peter Haining démontre en effet qu'à l'automne 1814 les époux Shelley reçurent la visite du poète Robert Southey. Or ce dernier avait, peu auparavant, passé quelques jours à Fyne Court, en compagnie d'Andrew Crosse. Aussi paraît-il vraisemblable que Southey ait parlé à ses hôtes des travaux de Crosse sur l'électricité. D'autre part, Mary et Percy Shelley assistèrent le 28 décembre à une conférence donnée par Andrew Crosse.
On ne saura sans doute jamais si Mary Shelley pensait vraiment à Andrew Crosse en créant le baron Frankenstein. Mais il est certain que les deux personnages présentent d'indéniables points communs.
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