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    L'aventure du petit Victor de l'Aveyron est une des affaires d'enfants sauvages les mieux connues. 
    Victor fut l'objet d'une extraordinaire curiosité et provoqua des discussions passionnées. Certains soutenaient qu'il appartenait à une race d' "hommes des bois" qui auraient vécu parallèlement aux civilisés. D'autres parlaient même de "génération spontanée" ! 

    Son histoire commence en 1797, lorsqu'on aperçut pour la première fois, dans le bois de Lacaume, un enfant entièrement nu qui fuyait à l'approche des hommes.

    Cette découverte excita la curiosité et on se mit à sa recherche. On l'aperçut qui cherchait des glands et des racine, et on le captura, mais il réussit à s'échapper presque aussitôt. 
    Des chasseurs le reprirent en juin 1799 : il s'évada de nouveau.

    Enfin le 9 janvier 1800, il entrait dans le moulin du teinturier Vidal, à Saint-Sernin.
    Il avait la tête, les bras et les pieds nus, le reste du corps n'était pas couvert que des lambeaux d'une vieille chemise qu'on lui avait donnée à Lacaume six mois auparavant. Victor ne prononçait alors aucun mot et paraissait ne pas entendre. On le crut sourd et muet. Malgré les rigueurs de l'hivers, il ne pouvait souffrir le moindre vêtement, et on mit longtemps à l'habituer à coucher dans un lit. Lorsqu'il cherchait à s'enfuir, il marchait à quatre pattes.

    Les journaux de la capitale ayant fait mention du " sauvage de l'Aveyron ", tout Paris se mit à parler de lui.

    Cet enfant d'une douzaine d'années mesurait 1,36 m, avait la peau blanche et fine, le visage rond, les yeux noirs et enfoncés, les cheveux châtains, le nez long et aquilin. Sa physionomie était gracieuse : il souriait volontiers, et son corps présentait la particularité d'être couvert de cicatrices, dont certaines paraissaient avoir été faites par un instrument tranchant. Quelques-uns en conclurent que les auteurs de ses jours avaient tenté de l'immoler avant de l'abandonner dans les bois. 

    A la fin de septembre 1800, le ministre de l'intérieur demanda qu'il fût amené à Paris. Il devait y jouir d'une vogue extraordinaire  : n'avait-il pas été découvert à la fin du XVIIIè siècle, au cours duquel les philosophes avaient discouru sur le " bon sauvage " et l' " homme de la nature " ?

    Toutefois, les bons esprits comme les gens du monde furent déçus par cet enfant qui présentait tous les caractères de l'arriération mentale, qui était malpropre, muet, indifférent à tout ce qui l'entourait et qui se balançait sans cesse à la façon d'un idiot.

    Les " psychiatres " de l'époque, Esquirol et Pinel, le jugèrent inguérissable. Telle ne fut pas heureusement l'opinion du nouveau directeur de l'institut des sourds-muets, Jean-Marc Gaspard Itard.
    Aussi grand savant qu'homme au cœur admirable, Itard ne partageait pas l'avis de Pinel. Il se posa à son propos la question de savoir quels seraient le degré d'intelligence et la nature des idées d'un adolescent qui, privé dès son enfance de toute éducation, aurait vécu entièrement séparé des individus de son espèce. Il conclut justement que ce tableau moral correspondait à l'enfant confié à ses soins.

     Itard voulut aussi répondre à tous ceux qui proclamaient que le petit Victor était un idiot irréductible abandonné pour cette raison par ses parents : " Ceux qui se sont livrés à une pareille supposition, écrit-il, n'ont point observé cet enfant peu de temps après son arrivée à Paris. Ils auraient vu que toutes ses habitudes portaient l'empreinte d'une vie errante et solitaire : aversion insurmontable pour la société et pour les usages, nos habillements, nos meubles, le séjour de nos appartements, la préparation de nos mets, indifférence profonde pour les objets de nos désirs et de nos besoins, goût passionné pour la liberté des champs, si vif encore dans son état actuel, malgré ses besoins nouveaux et ses affections naissantes ; que pendant un court séjour qu'il a fait à Montmorency, il se serait infailliblement évadé dans la forêt sans les précautions les plus sévères, et que, deux fois, il s'est échappé de la maison des sourds-muets, malgré la surveillance de sa gouvernante.

    " Il avait été vu, plus de cinq ans auparavant, entièrement nu et fuyant l'approche des hommes, ce qui suppose qu'il était déjà, lors de sa première apparition, habitué à ce genre de vie, habitude qui ne pouvait être le résultat que de deux ans au moins de séjour dans des lieux inhabités. Ainsi, cet enfant a passé dans une solitude absolue sept ans à peu près sur douze, qui composaient l'âge qu'il pouvait avoir quand il fut pris dans le bois de Lacaume.

    " Il est donc probable qu'il a été abandonné à l'âge de quatre ou cinq ans, et que s'il devait avoir déjà à cette époque quelques idées et quelques commencement d'éducation, tout cela se sera effacé de sa mémoire par suite de son isolement. Voilà quelle m'a paru être la cause de son état actuel. On voit pourquoi j'en augurai favorablement pour le succès de mes soins. En effet, sous le rapport de peu de temps qu'il était parmi les hommes, le sauvage de l'Aveyron était bien moins un adolescent imbécile qu'un enfant âgé de dix ou douze moi... "

    Le diagnostic, d'une remarquable justesse, allait permettre au docteur Itard d'obtenir des succès dans sa tentative d'humaniser son patient. Au prix d'un effort d'une grande patience, poursuivi durant de longues années, et qui demanda au savant des trésors d'affection pour le petit déshérité, il parvint à le faire parler et lire ses lettres. Aidé par une femme admirable, Mme Guérin, la gouvernante de l'enfant, il développa également ses qualités de cœur, et Victor s'attacha à ceux que l'on peut appeler " ses sauveurs ".

    Itard, dans deux Mémoires publiés en 1801 et en 1806, et qui font aujourd'hui encore l'admiration des spécialistes, a raconté les étapes de cette éducation : dès 1801, le " sauvage de l'Aveyron " s'habille lui-même, sait mettre le couvert et se tenir convenablement à table ; il va puiser de l'eau et apporte à son bienfaiteur les affaires dont il a besoin. Il s'amuse à traîner une petite voiture et il commence aussi à lire. Cinq années plus tard, il a fait des progrès : il peut fabriquer de petits objets, coupe le bois de la maison et se rend utile en aidant Mme Guérin aux travaux ménagers.

    La gloire d'Itard est alors à son apogée : plusieurs souverains étrangers, comme l’empereur de Russie, lui offrent dans leur pays de riches sinécures. Mais il préféra toujours l'éducation des sourds-muets et des enfants arriérés mentaux, auxquels il consacra ainsi quarante années de sa vie.

    En 1807, ne pouvant plus guère améliorer l'état de Victor, Itard décida de le confier entièrement aux soins de la bonne Mme Guérin et c'est à elle que le ministre de l'intérieur continua de payer sa pension. Le jeune homme vivra désormais chez elle, dans une annexe de l'institution, où il mourra quadragénaire, au début de l'année 1828.

    Son éducation resta cependant incomplète à cause de la nullité presque absolue des organes de l'ouïe et de ses difficultés d'élocution. Ses facultés intellectuelles et affectives ne se développèrent que lentement. Néanmoins, les changements survenus dans l'état du petit Victor furent considérables : Itard, dans le rapport qu'il dressa, fit justement remarquer que le perfectionnement de la vue et du toucher et les nouvelles jouissances du goût, en multipliant les sensations et les idées de notre sauvage, avaient puissamment contribué au développement des facultés intellectuelles.

    Il nota aussi qu'on trouvait, entre autres changements, la connaissance des signes de la pensée, l'application de cette connaissance à la désignation et à l'énonciation de leurs qualités et de leurs actions, d'où l'étendue des relations de l'élève avec les personnes de son environnement, la faculté de leur exprimer ses besoins, d'en recevoir des ordres et de faire avec elle un continuel échange de pensées.

    Enfin, il remarqua que, malgré son goût immodéré pour la liberté des champs et son indifférence pour la plupart des jouissances de la vie sociale, Victor s'était montré reconnaissant des soins, " susceptible d'une amitié caressante, sensible au plaisir de bien faire, honteux de ses méprises et repentant de ses comportements ".

    Grâce au docteur Itard, Victor, seul de tous les enfants sauvages qui l'on précédé, aura eu la chance de pouvoir accéder à une forme appréciable d'humanité. L'humble enfant du bois de Lacaune aura aussi eu le mérite de faire progresser la science médicale dans le traitement des enfants arriérés. Itard sera alors considéré comme le promoteur de l'éducation des arriérés.

    Chemin immense parcouru, depuis les mythologies de l'Antiquité et les bavardages du siècle des Lumières, dans une science qui a fait progresser finalement la connaissance de notre humanité dans ce qu'elle a de plus profond.

     


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