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Terre plate et Antipodes*
Lorsque les anciens commencèrent à réfléchir "scientifiquement" à ce que pouvait être la forme de la Terre, ils jugèrent réaliste de penser qu'elle avait celle d'un disque. Pour Homère, il était entouré d'un océan et recouvert par la calotte céleste. Pour Thalès, il s'agirait d'un disque plat et quant à Anaximandre, notre planète avait une forme cylindrique tandis qu'Anaximène parlait d'une surface plane, encerclée par l'Océan, qui flottait sur une sorte de coussin d'air comprimé.
Seul Parménide semble avoir deviné la sphéricité de la Terre. De son côté, Pythagore l'imaginait sphérique pour des raisons à la fois mystiques et mathématiques.
Des doutes persistèrent jusque Démocrite et Épicure, et Lucrèce niait l'existence des antipodes, mais de manière générale, pendant tout le reste de l'Antiquité, on ne remit plus en question la sphéricité de la Terre.
Bien entendu, Ptolémée savait qu'elle était ronde, sans quoi il n'aurait pas pu la diviser en 360° de méridien. Ératosthène le savait aussi, lui qui, au IIIè siècle avant J-C, avait obtenu par calcul une bonne approximation de la longueur du méridien terrestre.Malgré de nombreuses légendes qui circulent sur Internet, tous les érudit du Moyen-Age savaient que la Terre était sphérique.
Au VIIIè siècle, Isidore de Sicile avait calculé que la longueur de l'équateur était de quatre-vingt mille stades. Or si l'on se pose le problème de la longueur de l'équateur, on sait et on est convaincu, cela va de soi que la Terre est sphérique. D'ailleurs, malgré son caractère approximatif, le résultat obtenu par Isidore n'est pas très éloigné des mesures actuelles.
Pourquoi donc a-t-on longtemps cru, et continue-t-on aujourd'hui souvent à croire que le monde chrétien s'était éloigné de l'astronomie grecque et qu'il était revenu à l'idée d'une Terre plate ?
La pensée laïque du XIXè siècle, irritée par l'opposition de plusieurs confessions religieuses à l'évolutionnisme, a attribué à toute la pensée chrétienne l'idée selon que la Terre serait plate. Il s'agissait de démontrer que, de même qu'elles s'étaient trompées sur la sphéricité de la planète, les Eglises pouvaient se tromper sur l'origine des espèces. On a donc exploité le fait qu'un auteur chrétien du IVè siècle comme Lactance tirait argument de la description biblique de l'univers, modelée sur le Tabernacle et par conséquent quadrangulaire, pour s'opposer aux théories païennes sur la rotondité de la Terre, notamment parce qu'il ne pouvait accepter l'existence des antipodes, où les homme auraient dû marcher la tête en bas.
Enfin, on avait découvert qu'un géographe byzantin du VIè siècle, Cosma Indicopleustès , avait soutenu, toujours en ayant à l'esprit le Tabernacle biblique, que le cosmos était rectangulaire et qu'un arc surplombait le sol plat de la Terre.
Comme l'a montré Jeffrey Burton Russell en 1991, de nombreux livres d'histoire de l'astronomie faisant autorité, encore étudiés dans les écoles, affirment que les ouvrages de Ptolémée restèrent ignorés pendant tout le Moyen Age, ce qui est historiquement faux, et que la théorie de Cosmas devint l'opinion dominante jusqu'à la découverte de l’Amérique.
Comment a-t-on pu soutenir que le Moyen-Age imaginait la Terre sous
forme d'un disque plat ? Les manuscrits d'Isidore de Séville contiennent, de qu'il est convenu d'appeler la " carte en T " : sa partie supérieure représente l'Asie, car c'est là que se situait, selon la légende, le Paradis terrestre, les deux côtés de la barre horizontale correspondent à la mer Noire et au Nil, et la barre verticale à la Méditerranée ; en conséquence, les quarts de cercles situés à gauche et à droite décrivent respectivement l'Europe et l'Afrique. L'ensemble est entouré par un grand cercle d'Océan.Comment des gens qui considéraient que la Terre était sphérique pouvaient-ils tracer des cartes où elle apparaissaient plates ? La première explication, c'est que nous le faisons aussi. Critiquer la planéité de ces cartes équivaut en effet à critiquer celle de nos atlas contemporains.
Mais nous devons prendre en compte d'autres éléments. Le premier nous est suggéré par Saint Augustin qui connaissait les opinions des Anciens sur la sphéricité du Globe. Il en arrive à cette conclusion : Il ne faut pas se laisser impressionner par la description du Tabernacle biblique, car, on le sait, les Saintes Écritures recourent souvent à un langage métaphorique ; le Terre est donc peut-être sphérique ; mais dans la mesure où il est indifférent au salut de l'âme de savoir si elle l'est ou non, on peut ignorer la question.
Le Moyen Age fut toutefois une période de grands voyages ; mais avec des routes en très mauvais état, des forêts à traverser et des bras de mer à franchir. Il n'était pas possible de tracer des cartes convenables. Elles étaient purement indicatives.
Pour le reste, les voyages médiévaux étaient imaginaires. Le Moyen Age produisit des encyclopédies, des Imagines Mundi (images du monde) qui cherchaient surtout à satisfaire le goût des lecteurs pour le merveilleux, en leur décrivant des pays lointains et inaccessibles ; ces livres furent tous écrit par des gens qui n'avaient jamais vu les lieux dont ils parlaient, car la force de la tradition comptait alors davantage que l'expérience. Une carte n'avait pas pour objectif de reproduire la forme de la Terre, mais de dresser la liste des villes et des peuples que l'on pouvait rencontrer.
Enfin, les cartes médiévales n'avaient pas de fonction scientifique ; elles répondaient à une demande de fabuleux de la part du public, de la même manière qu'aujourd'hui avec des revues imprimées papier glacé qui nous démontrent l'existence des soucoupes volantes, et la télévision qui nous racontent que les pyramides ont été construites par une civilisation extra-terrestre. Sur la carte de la Chronique de Nuremberg, qui date pourtant de 1493, une représentation acceptable d'un point de vue cartographique s’accompagne d'images des monstres mystérieux censés habiter les contrées reproduites.
Les pythagoriciens avaient élaboré un système planétaire complexe, où la Terre ne se situait même pas au centre de l'univers. Le soleil y occupait lui aussi une position périphérique, et toutes les sphères des planètes tournaient autour d'un feu central. Par ailleurs, la rotation de chacune des sphères produisait un son de la gamme musicale, et pour établir une correspondance exacte entre phénomènes sonores et phénomènes astronomiques, on avait même introduit une planète inexistante, l'Anti-Terre : invisible depuis notre hémisphère, elle ne pouvait être observée que depuis les Antipodes.
Dans le Phédon, Platon suggère que la Terre est très grande et que nous en occupons seulement une toute petite partie ; des peuples inconnus pourraient donc en habiter d'autres régions. Cette idée fut reprise au IIè siècle avant Jésus-Christ par Cratès de mallos, selon qui il existait deux territoires habités dans l'hémisphère nord et deux dans l'hémisphère sud, séparer par des sortes de canaux océaniques disposés en forme de croix.
Cratès supposait que les continents méridionaux étaient habités, mais inaccessibles pour nous. Au 1er siècle après Jésus-Christ, Pomponius Mela hasarda l'hypothèse selon laquelle l'île de Taprobane constituait une sorte de promontoire du territoire inconnu. Des allusions a l'existence des Antipodes apparaissaient aussi dans les Géorgiques de Virgil, dans la Pharsale de Lucain, dans les Astronomiques de Manilius et dans l'Histoire naturelle de Pline.Mais lorsqu'on parlait de cet hémisphère, on se trouvait inévitablement confronté au problème de la façon dont les habitants pouvaient vivre la tête en bas et les pieds en haut sans tomber dans le vide. Luctèce s'était d'ailleurs déjà opposé à cette hypothèse.
Bien entendu, les adversaires les plus acharnés des Antipodes étaient ceux qui niaient la sphéricité du globe. Cependant même un auteur aussi plein de bon sens que Saint Augustin ne parvenait pas à supporter l'idée d'hommes ayant la tête en bas, entre autres parce que, si l'on présumait l'existence d'êtres humains aux Antipodes, il aurait fallu penser à des créatures ne descendant pas d'Adam et n'ayant donc pas été touchées par la rédemption.
Toutefois, dès le Ve siècle après Jésus-Christ, Macrobe avait avancé des arguments raisonnables pour démontrer qu'il n'y avait rien d'illégitime dans la croyance en des êtres tout à fait susceptibles de vivre de l'autre côté du globe.
La méfiance envers les Antipodes, précisément parce qu'ils rendaient impossible toute explication de l'universalité de la rédemption, continua pourtant se manifester même après l'époque de Macrobe dont sa position fut jugée hérétique par le pape Zacharie qui, en 748 après Jésus-Christ la qualifia de "doctrine perverse et inique". Mais d'une manière générale au Moyen Age on accepta l'idée de l’existence des Antipodes.
Dès l'époque romaine, les Antipodes avaient d'ailleurs servi à justifier l'expansion de l'Empire vers des territoires inconnus, et cette idée réapparut à l'occasion des explorations géographiques de la périodes moderne. Au moins à partir de Colomb, on ne remit plus leur existences en question, car on commençait à connaitre des régions de l'hémisphère sud auparavant jugées inaccessibles.
Toutefois, même lorsque l'on sut que l'on pouvait rejoindre les Antipodes, un autre aspect de leur légende, aux origines très anciennes, continua de survivre ; on en trouve un témoignage, parmi tant d'autres, chez Isidore de Seville : si les Antipodes n'abritaient pas d'être humains, ils sont en tout cas le territoire des monstres. Et même après le Moyen Age, les explorateurs se montrèrent toujours enclin à découvrir, au cours de leur voyages, les êtres effrayants et difformes, ou bienveillant mais bizarre, dont parlait la légende. De nos jours, puisqu'on doit les exclure d'une Terre désormais connue dans ses moindres détails, les récits de sciences fiction situent ces être sur d'autres planètes.
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