• Les Cathares*

     

     

    S'il consent à détourner son chemin de la traditionnelle route de vacances, le touriste qui visite la Yougoslavie aura la surprise de découvrir dans les paysages sauvages de la Bosnie-Herzégovine l'âme d'une race montagnarde à l'énergie indomptable. Là, il aura peut-être la curiosité d'admirer, parmi les steppes herbeuses, d'étranges cimetières jalonnés de pierres tombales et de monuments funéraires, dont les sculptures insolites ne sont pas sans rappeler les fantastiques silhouettes que l'on prête aux extra-terrestres.

    Ces mains levées, énormes, ces visages au regard fier, ces symboles spiralés causent un malaise. Ce sont les tombes des bogomiles, ces hérétiques précurseurs du catharisme occitan, dont l'existence est à peu près inconnue chez nous bien qu'ils aient formé durant quatre siècles une véritable " église " en marge du monde ralliant plus d'un million de fidèles, aussi bien en Bulgarie que dans le reste des Balkans.

    Les bogomiles, ou patarins, apparaissent en Europe orientales vers 970.
    Les premières chroniques, nous informant du mouvement bogomile, qui sera désormais le moteur de toutes les révoltes religieuses au Moyen Age, nous sont fournies par le prêtre byzantin Cosma ainsi que par un message du patriarche Théophylacte au tsar bulgare Pierre, au Xè siècle.

    Rencontrant d'abord un grand succès auprès de la population paysannes et des petits artisans du royaume bulgare, soumis au régime féodal, puis faisant tâche d'huile, le mouvement religieux se répand dans toute la péninsule balkanique, notamment en Bosnie et en Dalmatie, où il gagne la majorité de la population, y compris les familles nobles.

    Quelle est la teneur du message bogomile ? A peu de chose près, il est semblable à la doctrine des albigeois définie par le rituel de Lyon, et c'est bien normal, puisqu'il y eut des liens constants entre ces deux importantes églises hérétiques.

    Le fond de la métaphysique catharo-bogomile est le dualisme, avec toutes les conséquences d'une telle position : un démiurge, entité mauvaise, gouverne le monde manifesté, et le Dieu véritable, unique, règne sur la sphère divine. Par cette étincelle, qui se trouve enfermée dans son corps (l'esprit), l'homme peut remonter vers la " divinité " originelle à condition de se détacher du monde matériel où il se trouve prisonnier. A la fin des temps, le démiurge, ou principe du mal, sera anéanti en même temps que son royaume ténébreux.

     Sur le plan cosmique, le Soleil est l'astre vénéré par excellence, car il est le principe du logos, ou Verbe lumineux sacré. C'est pourquoi il est aux yeux des bogomiles un symbole religieux majeur, comme en témoignent les nombreuses croix solaires et à virgules des tombes de Bosnie.
    Le Christ est l'envoyé du logos, et saint Jean, qui met l'accent sur cette fonction " lumineuse " de Jésus, est naturellement vénéré par les bogomiles, qui s'appuient sur son évangile et son apocalypse.

    En même temps, ils rejettent l'Ancien Testament et la Loi de Moïse, qu'ils estiment être semblable à " de la laine de chameau ", c'est-à-dire un tissus de contradictions. Ils répètent que '' Moïse est le Malin " ou évoquent le personnage comme " l'homme abusé par le Diable ". 

    Les bogomiles acceptent le " baptême de l'esprit " mais refusent la croix du calvaire ; ils enseignent de la renier et même de la haïr, car elle est un instrument de supplice. Dans une légende du XIè siècle, on peut lire en passage : " Si quelqu'un tuait ton père au moyen d'un morceau de bois en l'attachant à ce dernier, respecterais-tu et glorifierais-tu ce morceau de bois ? " En revanche, les bogomiles avaient pris pour symbole la croix solaire, inscrite dans un cercle, dont la signification ésotérique est déjà connue. Tout se rient, et cette croix solaire, opposée à la croix du supplice, magnifie le soleil comme le Grand Luminaire de l'Univers

    Le professeur Topentcharov apporte quant à lui la précision suivante : 
    " Dans nombre de légendes bogomiles, la Terre n'a plus sa position centrale que lui conférait la doctrine de l'Eglise. La Terre perd son rôle privilégié. Dégradée dans la structure des bogomiles elle fait partie d'un système où le regard est capté par le soleil. Une nouvelle corrélation cosmique s'ébauche. "

    Dans son livre des six jours, Yoan Exarque écrivait déjà au IXè siècle que certains hérétiques parlaient de la toute " puissance du Soleil ". Rappelons que jusqu'au XVIIIè siècle l'Eglise catholique affirma que la Terre était le centre de l'Univers, et le professeur Topentcharov écrit encore, à propos de l'héliocentrisme des bogomiles : 

    " Le bogomile a-t-il conscience de l'héliocentrisme dans notre système planétaire ? La réponse apparaît peut-être dans les emblèmes bogomiles, où l'image du Soleil est largement représentée, et cela avec une insistance particulière. Il est figuré soit comme un disque hérissé de flèches qui se perdent dans l'infini, soit comme une roue à cinq rayons. Mais, surtout, il revêt la forme de la rosace aux pétales les plus variés comme sous le nom de " rose solaire ". Le plus souvent, la rose solaire des bogomiles comporte un disque central avec six petits cercles disposés tout autour. 
    Dans ses lignes stylisées, elle rappelle étrangement le modèle graphique du système solaire. Parfois, la rose solaire est enfermée dans une circonférence, ce qui lui donne un aspect fini, comme pour symboliser l'unité. ''

    Et plus loin il ajoute : " Le Soleil est l'axe. Les bogomiles reproduisent dans leurs symboles la multitude des astres célestes et montrent la priorité du Soleil, maître non seulement du jour, mais aussi de la nuit. Des images bogomiles laissent à croire que le Soleil éclaire aussi le côté postérieur de la Terre. "

    Cette préconnaissance de phénomènes scientifiques dont on ne découvrira la portée que sept siècles plus tard dénote chez ces croyants dits " égarés " une singulière clairvoyance, terme qu'il faut prendre dans toutes ses acceptations si l'on veut bien admettre que les bogomiles étaient détenteurs d'une doctrine transmise depuis les temps antiques.

    Rudolf Steinier, fondateur du mouvement anthroposophique allemand, donne quelques indications sur ces " bulgares ". Pour lui, il s'agissait des dernières âmes ayant conservé dans la civilisation européenne " un reste de perception éthérique et astrale à l'état de veille et de sommeil ", c'est-à-dire que ces initiés auraient gardé intactes des possibilités psychiques de médiumnité ou de voyance très rarement accordées aujourd'hui. C'est cette connaissance de l' " Arbre aux fruits admirables "  qui aurait effrayé par-dessus tout l'Eglise, au point que celle-ci s'acharna sur ces malheureux dissidents.

    Pour Hermman Gruber, les bogomiles seraient au Moyen Age ( avant les cathares, puis les Templiers) les mandataires occidentaux de la " grande fraternité blanche "qui guide spirituellement l'humanité : leur mission était de réaliser dans le monde un christianisme cosmique véritable.
    " Les peuples slaves et germains qui surgirent au moment des " grande invasions " ne pouvaient guère recevoir le christianisme que par une impulsion profondément cosmique : leur mythologie était encore entièrement cosmique et, avec une sorte de clairvoyance à demi rêveuse, ils avaient la perception immédiate des forces et des entités agissant dans les éléments terrestres et dans le ciel des étoiles.
    Cette vie des essences spirituelles suprasensibles qu'ils ressentaient en eux-mêmes, ils essayaient de l'exprimer sous le forme de ces images originelles que l'on retrouve partout dans les époques les plus anciennes de l'histoire humaine. C'est ainsi que nous devons interpréter les croix, les rosettes, les svastikas, les spirales, les croissants lunaires, les cordelettes tressées, etc. Ces symboles apparaissent déjà dans les civilisations primitives de l'âge de bronze, et, plus tard dans l'art roman et lombard, enfin partout sur les pierres funéraires bosniaques.

    La facilité avec laquelle l'Eglise bogomile s'implanta en Bosnie et en Dalmatie s'explique pour des raisons à la fois historiques et religieuses. Pendant près de 300 ans, du Xè au XIIIe siècle, ces territoires furent âprement disputés entre des Etats différents dont aucun n’exerça durablement le pouvoir effectif sur ces marches. De même, le pays était tiraillé entre le catholicisme romain et le patriarcat orthodoxe depuis le schisme de 1054, de sorte que les fidèles et le clergé ne savait plus très bien s'il devait obéir à Rome ou à Constantinople. Une telle confusion fit le jeu des doctrines hérétiques chez un peuple épris avant tout de liberté et d'indépendance. Au XIIe siècle, la situation s'était largement modifiée : l'Eglise orthodoxe avait jugulé le bogomilisme en Bulgarie, et la Dalmatie tout entière était de nouveau dans l'obédience de Rome. La répression allait pouvoir se déclencher avec une grande ampleur.

    L'abjuration commença par le sommet. Le 8 avril 1202, le ban Kulin, qui avait adhéré à l'Erreur, renia l'hérésie en ces termes : " Nous renonçons d'abord au schisme qui a fait notre mauvaise renommée et nous reconnaissons notre mère l'Eglise romaine à la tête de notre unité religieuse... " 

    Le pape Innocent III, persécuteur des cathares, envoya un légat accompagné d'une troupe d'inquisiteurs. Pendant ce temps, les bogomiles désignaient un chef spirituel suprême, sorte d' " antipape " au dire des catholique, qui envoya son " vicaire " à Toulouse, alors aux mains des cathares. La Bosnie fait figure, au début du XIIIè siècle, de centre de mouvement hérétique européen.

    Les résultats obtenus par l'inquisition furent dérisoires en égard aux moyens déployés. Les raisons doivent être recherchées dans la résistance presque unanime des populations, la mollesse des nobles et des seigneurs féodaux à réprimer l'hérésie en fournissant des troupes et les difficultés d'ordre géographique. Il n'était pas facile de se frayer un chemin dans un pays coupé de gorges et de montagnes, presque dépourvu de routes. Rome ne se découragea pas pour autant et prêcha successivement quatre croisades contre es bogomiles, bougres et autres patarins. En 1319, nous voyons encore le pape Jean XII inviter le prince croate Mladen Subic à combattre l'hérésie : " La Bosnie, écrit l'Apostole, est tout entre les mains des hérétiques. Les églises sont en ruines, il n'y a plus de prêtre, il n'y a même plus ni communion ni baptême. "

    Plusieurs évêques et de nombreux prêtres embrassèrent l'hérésie. Au XIVè siècle, il n'y avait plus en Bosnie d'Eglise catholique constituée, et le pays était redevenu une " terre de mission ''

    " Pourtant écrivait en son temps Enéas Sylvius Piccolomini, témoin de l’époque, il est peu probable que l'Eglise ait jamais combattu aussi puissamment et avec des moyens plus durs un mouvement né dans ses rangs, mais toute l'influence et tous les moyens de la Curie romaine employés contre ces mauvaises gens, qui se disent bon chrétiens, n'ont servis à rien... "

    La menace turc se faisait plus pressante, le souverain pontife tenait absolument à regagner la foi ces territoires limitrophes des conquêtes ottomanes. En revanche les bogomiles n'avaient aucune envie de prendre part à la croisade antiturque.

    En 1459, le roi Stepan Tomas se plaint encore à l'inquisiteur dominicain barbuci de ce que ses sujets manichéens ont plus de sympathie pour les Turcs que pour les catholiques. Ce monarque essaya d'introduire le catholicisme par la force et, en 1462, envoya trois de ses seigneurs à Rome enchaînés pour qu'ils renoncent à leur erreurs.  A cette occasion, le cardinal Torquemada composa la liste des " cinquante erreurs des manichéens de Bosnie ".

    Finalement, l'islam s’accommodant difficilement de croyances rivales, le mouvement bogomile disparut presque complètement au XVè siècle, avec la conquête de l'Europe orientale par les Turcs. Il est intéressant de noter à ce sujet que les seules contrées d'Europe où la foi musulmane recueillit l'adhésion des populations correspondent justement  l'aire d'expansion de l'hérésie bogomile.

    Avant de disparaître, le dualisme bogomile avait eu le temps de se propager à travers l'Europe et, dès le XIè siècle, de prendre pied en Italie sous la forme du catharisme, ce par l'intermédiaire des échanges intellectuels et des marins vénitiens faisant le commerce avec la Dalmatie et Byzance. D'Italie, il se répandit en Occitanie et jusque sur le Rhin. Les liens entre les diverses " églises " cathares ne furent jamais rompus tant qu'elles existèrent ; ainsi, lors du siège de 1243 - 1244, les défenseurs de Montségur communiquaient-ils encore par courrier avec les " évêques " patarins de Bosnie, dont ils reçurent des messages d'encouragement. C'est dire l'importance historique de ce foyer primordial de l'hérésie.

    Le catharisme sut cristalliser autour de lui les diverses poussée spirituelles, puisqu'il émerge aujourd'hui, fascinant les chercheurs, d'un oubli multiséculaire, preuve que l'ère des bouleversement spirituels a sonné.

    Penchons-nous sur son destin puisqu'il recèle la clé de son message ésotérique.

     


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