• Une mémoire étonnante*

     

    Plus fort que les ordinateurs

    C'est un fait : il y a des individus qui ont une mémoire plus ou moins bonne. Beaucoup en possède une excellente, sans qu'on puisse la taxer de pathologique. Ainsi Racine, qui dit-on, pouvait déclamer des tragédies entières après les avoirs lues une ou deux fois seulement. Auguste Comte trouvait plus simple et surtout plus rapide, de composer
    " de tête "  ses ouvrages avant de les coucher par écrit, d'où l'absence de ratures dans ses manuscrits.

    Robert Toquet rapporte que le " docteur Fred Braums avait appris deux cents milliers de dates de l'Histoire universelle et pouvait faire ses conférences en quinze langues différentes "... Soit ! Mais quelle part faire à la légende lorsqu'il affirme que " le cardinal Giuseppa Gasparo Mezzofanti, qui fut l'un des plus grand génies linguistiques de tous les temps, appris 114 langues et 72 dialectes " ? Et lorsqu'il ajoute :
    " Dans 54 langues au moins le même cardinale pouvait se faire passer pour un autochtone " ?

    Il importe de distinguer, dans tous les phénomènes relatifs à la mémoire, les expériences truquées, dites " de mnémotechnie transcendante ", de celle qui n'ont pas cette prétention. Des exemples ? D'une part, le truc du Bottin, tour facile à réaliser, et d'autre part, la présentation scénique de Rogello, homme de music-hall, certes, mais dont le numéro représente un exploit peu susceptible d'imitation...

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    Dans le premier cas, l'illusionniste affirme connaître par cœur le Bottin tout entier et demande à l'un des spectateurs de lui en faire, au hasard, réciter une double page, ou de lui poser toutes les questions qu'il voudra sur son contenu. Opération réussie à coup sûr : le Bottin en question est composé d'autant de feuillets qu'il faut pour avoir l'épaisseur requise, mais ces feuillets, hormis la numérotation des pages, qui contribue à créer l'illusion, reproduisent tous la même double page, au contenu en tout point identique...

    La prestation de Rogello, en revanche, ne repose sur aucun stratagème, aucune tricherie. Les ouvrages utilisés en la circonstance ( les cinq volumes de l'Histoire de France de Guizot et le Petit Larousse illustré ) sont conformes à tous les autres exemplaires existants. Et Rogello, qui a appris par cœur, d'une part, l'ouvrage de Guizot en son entier, de l'autre, les faits historiques correspondants renfermés dans la partie encyclopédique du Petit Larousse, connait également l'endroit exact où ces faits se situent dans l'un comme dans l'autre de ces ouvrages.

    Si bien que, lorsqu'un spectateur l'interroge sur un fait historique, Rogello lui répond non seulement en lui récitant les articles qui s'y rapportent dans les livres susmentionnés, mais en lui indiquant l'emplacement ( pages, lignes, etc ) qu'ils occupent.

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    Pour exceptionnelle qu'elle soit, la mémoire de Rogello n'est pas cependant sans similitude avec celle de ces " athlètes du savoir " qui se produisent au cours de certains jeux radiophoniques ou télévisuels, du genre " quitte ou double ". C'est une mémoire orientée, sélective, ultraspécialisée, dont l'extraordinaire doit plus, au bout du compte, à la direction qu'elle a prise et aux objets qu'elle se donne qu'à sa supranormalité.

    Tel était aussi le cas des griots, qui formaient, en Afrique occidentale, une caste marginale, à la fois méprisées et crainte, car ces virtuoses de la parole, dont le rôle était multiforme, faisaient office de bouffons de cour, de journalistes oraux colportant louanges et médisances, et de conteurs capables de relater les récits ancestraux, à mi-chemin de l'histoire et de la légende. Leur mémoire était prodigieuse.

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    Témoin, Fadama Babou Condé, l'un des derniers grands griots, dont l'écrivain africain Camara Laye a recueilli les chants dans un livre intitulé Le Maître de la Parole et publié en 1978.

    Badou Condé était alors âgé de plus de 80 ans. Il appartenait à une longue lignée de griots, dont le premier en date semble bien avoir vécu dans le Mendèn du XIIIe siècle.  " C'est depuis cette époque lointaine, écrit Camara Laye, que les enfants mâle de la tribu des Condé de Fadama ( Guinée ) étaient exercés, dès leur plus tendre enfance, à l'art de parler. " Ils étaient soumis à un conditionnement quotidien, ce qui explique leurs prouesses. Il n'a pas fallu en effet moins d'un mois à Camara Lae pour enregistrer la psalmodie de Babou, à raison de 4 ou 5 heures par jours... Au surplus, les griots utilisaient largement ces procédés mnémotechniques que sont le geste, le mouvement, la mimique lorsqu'ils sont associés à la parole.

     Ici, donc rien d'étrange. Mais il est des cas bien troublants...
    Exemple : Veniamin, le sujet étudié pendant plus de 30 ans par le grand psychologue soviétique A.R. Luria. Jusqu'à la trentaine, rapporte ce dernier dans Une prodigieuse mémoire ( 1972), Veniamin n'avait pas remarqué à quel point il différait du commun des mortels. Et comment aurait-il pu s'en rendre compte ?

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    A l'école primaire, Veniamin avait été un élève moyen. Son goût pour la musique, notamment pour le violon, l'avait engagé à s'inscrire dans une école de musique. A la suite d'une affection de l'oreille interne, il comprit cependant qu'il ne pourrait jamais faire une carrière d'instrumentiste, car tout guéri qu'il était, il n'avait plus l'ouïe aussi fine qu'auparavant. Il tâta donc de différents métiers avant de se faire embaucher comme reporter dans un journal local.

     Tous les matins, comme de coutume, le rédacteur du service réunissait ses collaborateurs pour la distribution des tâches. Il leur dictait parfois de très longues listes d'adresses où ils devaient se rendre pour aller recueillir les renseignements souhaités ; et, bien évidemment, tous prenaient des notes...

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    Tous, sauf Veniamin. Ce qui, lorsqu'il s'en aperçut, irrita fort le rédacteur qui, une fois le mouvement d'humeur passé, demanda au jeune homme de lui répéter dans le détail toutes les consignes qu'il avait données pendant cette séance de travail. Veniamin les lui énonça toutes, dans l'ordre et sans la moindre erreur. Le rédacteur ne cria ni au prodige ni à la supercherie. Il en inféra plus sagement qu'un sujet comme Veniamin pouvait être utile à la psychologie et à la science.

    C'est ainsi que, dans les années 1920, Luria rencontra Veniamin.
    Le psychologue soumit son patient à toutes sortes de tests. Or, il lui fallut bien se rendre à cette évidence : non seulement cet homme répétait sans difficulté aucune, des listes de 30, 50, 70 mots ou chiffres, mais ses capacités de fixation étaient telles qu'il était en mesure de restituer avec exactitude ces mêmes listes quelques mois plus tard, et même parfois trente ans après... Phénomène d'autant plus extraordinaire que, Veniamin étant alors devenu un mnémoniste professionnel de music-hall, sa mémoire aurait dû depuis longtemps être arrivée à saturation.

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    A défaut de pouvoir jamais mesurer cette mémoire quasi monstrueuse dont les limites semblaient reculer en proportion de ce qu'on exigeait d'elle, le psychologue s'appliqua à en étudier les propriétés et le fonctionnement. Il lui apparut bientôt que les listes de syllabes ou de mots qu'on donnait à lire ou à entendre à Veniamin s'imposaient à ce dernier, sur l'écran intérieur de sa mémoire visuelle, avec autant de netteté que sur un tableau noir. Et s'il lui arrivait de se tromper, d'hésiter quelques temps avant de fournir la réponse juste, la raison n'en était pas l'oubli, car à vrai dire Veniamin n'oubliait rien, mais un phénomène analogue à un défaut de perception...
    Tout se passait alors comme si, déclarait-il, un mauvais éclairage l'eût induit en erreur, ou que la trace mnésique se fût confondue avec une autre trace de couleur identique qui l'aurait brouillée.

     A l'évidence, donc, Veniamin avait une perception colorée des sons. C'est ce que confirmèrent les examens auxquels le soumit le laboratoire de physiologie de l'ouïe, à l'institut de neurologie de l'Académie de médecine de Moscou. Selon la hauteur du son et sa puissance en décibels, le sujet examiné " voyait " défiler différentes formes diversement colorées. Et non seulement il " voyait ", mais il percevait à l'audition des sensations gustatives et olfactives plus ou moins intenses, plus ou moins agréables, il ressentait sur sa peau certaines impressions, etc. Cela, il va sans dire, sans le secours à quelques drogues que ce soit.

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    Ces sortes de transpositions sensorielles portent en psychologie le nom de synesthésies. Elles sont moins rares qu'on ne le pense généralement.
    L'extraordinaire, toutefois, chez Veniamin, c'est qu'elles étaient systématiques, constantes, tout en gardant leur caractère spontané.
    Et plus encore, qu'elles semblaient n'exister que comme moyen au service de la mémoire. Car la restitution du souvenir, pour cet homme n'aurait pu se faire sans que soient à nouveau convoqués tous les récepteurs sensoriels qui avaient été sollicité au cours de sa fixation.

    La synesthésie n'était pourtant pas chez lui l'unique adjuvant de la mémoire. L'imagination qu'il avait vive, y concourait pour une large part.
    Sa fantasmatique était d'une telle richesse qu'il ,ne pouvait s'empêcher de doter chacune des syllabes qu'on lui épelait, par centaines, parfois, pendant une seule séance, d'une image et d'un sens qui contribuaient à la graver dans son esprit.

    Les calculateurs prodiges sont tous, eux aussi, doué d'une mémoire proprement exceptionnelle, encore que spécialisée dans les nombres.
    Mais il semble s'y ajouter quelques chose de plus. Quelque chose d'apparemment incompréhensible, qui déconcerte la raison.
    Quoi, exactement ?

     


  • Commentaires

    1
    Samedi 31 Août 2013 à 14:01

    Merci pour ce super article ! continuez de faire du bon travail c'est un plaisir de faire un tour sur votre site ;)

    2
    Samedi 31 Août 2013 à 19:33
    3
    le cerveaufacebook
    Jeudi 27 Mars 2014 à 16:38

    très beau travail chapeau bas

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    4
    le cerveaufacebook
    Jeudi 27 Mars 2014 à 16:39

    très beau travail de rechercheyes

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