• Les origines mystérieuses de la franc-maçonnerie*

     

     

    La franc-maçonnerie instruisant les peuples (XIXè siècle)

    Avec 54 000 ouvrages ou articles publiés avant 1924, selon le recensement qu'on fit alors l'extraordinaire érudit allemand A. Wolfstieg, la franc-maçonnerie est sans conteste la société secrète dont on parle le plus et qui suscite le plus d’intérêt.

    Mais, en revanche, c'est sans doute celle que l'on connait le plus mal !

    Elle présente, en effet, la particularité de masquer et ses origines et ses buts, tant à l'égard de ses adeptes qu'à ceux qui n'en font pas partie.

    Aux uns, lors de leur réception, rien de précis n'est révélé sur ce plan ; il leur est simplement précisé qu'il leur appartient éventuellement , et à eux seuls, de tenter d'en percer, un jour, les mystères. Quant aux autres, l'imagination aidant, l'ignorance leur fait apparaître la franc-maçonnerie comme une puissance obscure, au pouvoir sans limites, aux buts inavoués ou inavouables, et qui s’efforce d'imprimer au destin du monde une direction conforme à des vues pour d'aucuns démoniaques ou machiavéliques, pour d'autres, au contraire, préfigurant l'univers idyllique d'une société meilleure, un monde sans conflits où, sans agir, tout ce que chacun entreprendrait désormais serait bien, juste, beau et parfait.

    Ainsi sont nées des séries de légendes les plus contradictoires sur les origines et la finalité de cette institution. Les plus folles aussi, puisqu'elles se nourrissent des élucubrations chimériques de détracteurs haineux ou des outrances et des complaisances naïves de thuriféraires crédules au dernier point. 

    Les Constitutions de James Anderson

    En usant de la méthode critique propre à l'étude de l'histoire des mentalités, il est possible, malgré tout, d'y voir un peu clair, de démêler le vrai du faux et de présenter sans préjugés les différentes hypothèses et les mythes qui sous-tendent les origines de la franc-maçonnerie.

    L’ambiguïté du terme de franc-maçonnerie réside dans le fait qu'il désigne en réalité deux choses sensiblement différentes : d'une part, une société corporative ("maçonnerie opérative") qui plonge ses racines dans le Moyen Age européen et dont l'existence est incontestable puisqu'elle repose sur des documents solides et irréfutables ; d'autre part, une société de pensée ("maçonnerie spéculative") qui s'affirme l'héritière directe de la précédente et prétend à la qualité de traditionnelle.

    Mais s'il y a bien une filiation incontestable de l'une à l'autre, les raisons et les modalités de la transformation de la maçonnerie opérative en maçonnerie spéculative demeurent tout à fait obscures. Et ce n'est que grâce à des récits légendaires que celle-ci peut appuyer son identité par rapport à celle-là et s'en affirmer la légitime continuatrice.

    La maçonnerie spéculative est née officiellement au jour de la Saint-Jean, en l'été 1717, par la fondation de la Grande Loge de Londres, réunissant quatre loges d'ancienne extraction mais toutes composées presque exclusivement de gentlemen et non de gens de métier.

    Très désireux de connaître comment et pourquoi leur ordre s'était métamorphosé, de simple organisation d'ouvriers bâtisseurs, en société de notables, mus par des aspirations éthiques, symbolistes et intellectuelles, les maçons londoniens décidèrent, lors de leur convent de 1721, de faire entreprendre des recherches et d'établir les origines exactes de l'antique institution.

    Pasteur presbytérien de son état et polygraphe par goût, un volontaire proposa ses services : James Anderson (1680 - 1739 ). Ils furent agréés et, deux années plus tard, le travail était achevé. Connu sous le titre de Constitutions, ce texte d'Anderson comprend trois parties : une partie historique, une autre sur les obligations des francs-maçons et la troisième concernant les règlements généraux. Les deux dernières sont la retranscription fidèle d'éléments tirés de sources authentiques, les Olds Charges (anciens devoirs), consistant en trois manuscrits datant, le premier du XVè siècle (manuscrit Cooke), le deuxième de la fin du XVIè siècle (manuscrit Plot-Watson) et le troisième des dernières années du XVIIè siècle (manuscrit Sloane). La partie historique est, en revanche, une adaptation profondément remaniée.

    Passionné de chronologie et hébraïsant érudit, Anderson était, en effet, tout le contraire d'un occultiste. Esprit étroit et fondamentaliste, incapable de ce fait de saisir dans une légende autre chose que son sens strictement littéral, il fut effaré des anachronismes criards et des absurdités historiques que contenaient les Olds Charges : on y parle d'Euclide, disciple d'Abraham, de l'introduction de la maçonnerie en Occident par "Peter Gower (Pythagore), Hellène notable" du rôle joué dans sa diffusion par "Charles Martel, roi de France", etc...

    Textes anciens de la Franc-Maçonnerie des Olds Charges

    Aussi, sans hésiter une seconde, il entreprit de refondre, il entreprit de refondre "en une généalogie raisonnable" les récits légendaires qu'il avait sous la main, na laissant subsister que ce qui ne choquait pas ses convictions et celles de son milieu, c'est-à-dire les références bibliques, en les remaniant de façon à les rendre conformes avec le texte de l'Ecriture.

    La trame des origines devient ainsi sous sa plume incroyablement simpliste : l'Humanité a cheminé, depuis la création, dans, par et grâce à la connaissance de la maçonnerie (art de bâtir, science de l'Univers et révélation divine), sous l'inspiration et le contrôle du dieu d'Israël, qui "l'a inscrite dans le cœur d'Adam, lequel l'a transmise à sa postérité". Noé et ses trois fils sont ainsi qualifiés de "maçons authentiques" Mais après la disparition qui suit l'échec de la tour de Babel, "l'art royal" dégénère et ne se conserve pur que dans la descendance d'Abraham.

    Temple de Salomon selon les indications de la Bible

    Aux yeux d'Anderson, l'histoire de la maçonnerie se confond désormais avec le récit biblique et son démarquage n'a même pas de signification ésotérique, puisque ce sont "les Israélites qui instruisent les Égyptiens dans la connaissance de la bonne architecture" et que, durant l'Exode, "ils deviennent, sous la conduite de leur grand maître Moïse, un peuple entier de maçons". La perfection de l'art maçonnique trouve son apogée dans la construction du Temple de Salomon, "chef-d'oeuvre inégalé", dont s'inspirent toutes les civilisations de l'Orient ancien, de même que celles de la Grèce et de Rome, "mais sans parvenir à dépasser la pâle imitation" !

    Pour la logique interne de sa "reconstruction historique", Anderson éprouve par instants, il est vrai, quelques embarras, dont il se tire non sans aplomb en attribuant à tous les personnages notables ou célèbres la qualité de maçons : "Nabuchodonosor, pour les jardins suspendus de Babylone", Pythagore, Euclide, Ptolémée Philadelphe (le bâtisseur du phare d'Alexandrie) et enfin Auguste, le fondateur de l'empire romain, pompeusement promu "grand maître de la Loge de Rome". 

    Avec l'apparition du Christ cesse d'ailleurs le rôle éminent jusque là attribué aux juifs, dont il n'est plus question désormais dans le destin et l'histoire de la maçonnerie. Chrétien de stricte observance, Anderson est convaincu du transfert de l'élection divine, à partir de cette date, au profit du christianisme , devenu le "nouvel Israël".

    Non sans une certaine incohérence par rapport à la thèse qu'il s’efforce de soutenir, la maçonnerie devient, un temps, païenne puisque "ce sont les légions romaines qui crées des loges dans les points les plus reculés de l'Empire". Mais une fois Rome tombée sous les coups des Barbares, tout réapparaît dans l'ordre logique.

    La maçonnerie s'implante de façon privilégiée dans l'Angleterre christianisée, y trouvant sa nouvelle terre d'élection. Protégée par les rois saxons et normands, elle y prospère. Et, à partir de la fin du XVè siècle, elle commence à recevoir en son sein des personnages éminents, qui ne sont pas gens de métier, les "maçons acceptés"

    Les trois degrés symboliques dans la franc-maçonnerie anglaise

    Disposant dès lors d'une documentation relativement sûre, Anderson ne  s'écarte plus des données historiques fiables. Certes, il tait les changements profonds intervenus dans l'institution maçonnique à l'époque des Tudor et de la Réforme. Mais il saisit bien son déclin, lors des guerres civiles du XVIIè siècle, et le rôle joué dans son réveil par Christopher Wren, et peut-être par le roi Guillaume III, "reconnu comme maçon par la plupart des gens", et dans sa mutation en société morale, "centre d'union et moyen de nouer une amitié fidèle entre des gens qui auraient pu rester à une perpétuelle distance".

    Mais tout cela ne parvient pas à faire oublier le manque de sérieux évident de l'ensemble de cette reconstruction historique. Aucun maçon raisonnable n'ajoute plus foi, d'ailleurs, à la légende née de l'imagination fertile du pasteur presbytérien. Très sévères, certains la considèrent même comme un tissus d'absurdités, doublé d'une volonté falsificatrice manifeste. Jugement sans nuance, et peut-être excessif, car l'on peut comprendre les raisons des erreurs fondamentales d'Anderson.

    Ignorant tout de la méthode critique, il a cru de bonne foi, en effet, que les Olds Charges étaient l'oeuvre des maçons opératifs eux-mêmes   ; que les incohérences qu'ils présentaient tenaient au fait qu'ils n'étaient écrits que par de simples ouvriers, peu versés par conséquent dans la connaissance précise du texte de la Bible ; et qu'il était, lui, de ce fait, légitimement fondé à rectifier ce qui lui apparaissait  comme le simple résultat de l'ignorance.

     

    Rituel d'initiation - gravure anglaise 1809

     

     

    Or tous ces textes ont été rédigés par des clercs, par des moines soucieux de donner une apparence chrétienne à des légendes hétérodoxes par rapport à leur foi et qui ne pouvaient donc qu'attirer sur les maçons la méfiance ou la répression des autorités civiles et ecclésiastiques.

    Si bien que quelques références bibliques déformées qu'il trouve dans les Olds Charges sont exactement le contraire de ce qu'il a interprété. Loin d'être imputables à une méconnaissance des Écritures, elles ne constituaient, en réalité, que des ajouts, des interpolations, des intrusions qui obscurcissent à le rendre incompréhensible.

    En agissant comme il l'a fait, Anderson a, inconsciemment peut-être, éliminé ce qui restait de spécifique et de fondamental dans les croyances des anciens maçons opératifs et dans l'héritage culturel et légendaire dont ils étaient porteurs.

    Le mal n'est pas irrémédiable, d'ailleurs. Les manuscrits des Olds Charges (outre les trois utilisés par Anderson, plus de 150 ont été découverts à ce jours !) permettent, en effet, sinon de reconstituer le mythe originel de l'institution maçonnique, du moins d'en saisir la version, partiellement édulcorée déjà, à laquelle les maçons avaient accès avant le travestissement opéré par l'illustre pasteur presbytérien.

    Tubal caïn

    La maçonnerie n'apparaît pas ainsi comme la manifestation de l'orthodoxie biblique. Toutes les variantes des Olds Charges s'accordent, en effet, à en attribuer la fondation à Caïn (le bâtisseur de la première ville) et à sa postérité : aux deux fils de Lamech, Jabel, l'inventeur de la musique, et Tubalcaïn, l'inventeur du travail des métaux et des arts du feu. La postérité de Seth, "le craignant de Dieu", n'y joue aucun rôle. Noé n'est même pas cité.

    De Salomon, il n'est que peu question et il n'occupe nullement la place centrale qu'il a dans le récit d'Anderson. Place, d'ailleurs, ambiguë par rapport à l'orthodoxie biblique, puisqu'il est présenté comme le plus grand et le plus parfait maçon, alors qu'à la fin de sa vie, rapporte l'Ecriture, il devint infidèle au dieu d'Israël !

    L'ensemble mythique opératif se rattache à des traditions les plus variées, de façon extraordinairement confuse : héllénico-orientales, avec la découverte par Pythagore et Hermès des colonnes antédiluviennes érigées à l'aube du monde ; britanniques également, ainsi que le suggère clairement la profusion de personnages locaux jouant un rôle considérable dans la diffusion de la maçonnerie en Angleterre au haut Moyen Age, comme les saints légendaires, Amphibal et Alban, et les rois Athelstan et Edwin.

     

    Transformant la franc-maçonnerie en une réalisation d'un vaste plan spirituel divin pour conduire le monde vers son salut et sa perfection, Anderson en a, en réalité, modifié radicalement la nature. Par la puissance émotive qu'elle soulevait, la légende a considérablement contribué à attirer dans la vieille institution non seulement l'élite aristocratique de l'époque, mais les groupes les plus divers, alchimistes, hermétistes, passionnés de la cabale, désireux de connaitre le mystérieux secret évoqué dans les Constitutions.

     

    Les rituels correspondant à cette Mort-Résurrection étaient appelé dans l'ancienne Egypte "La porte de la mort" . Dans les rituels maçonnique Osiris était remplacé par Hiram

    Dès 1724, avec la création du grade de maître, était consommée la rupture définitive avec les opératifs. Puisant chez les écrivains hellénistiques, dans le Talmud ou les targums, le courant occultiste met au point le scénario symbolique de la mort et de la résurrection d'Hiram, relevant ainsi la saveur rudimentaire des cérémonies et donnant aux gens de qualité le sentiment d'une plus haute spiritualisation et de buts plus élevés. De là dérive d'ailleurs l'introduction d'emblèmes jusqu'alors absents dans la franc-maçonnerie (la présence du soleil et de la lune dans les temples) et, surtout la fonction primordiale attribuée au chiffre 3.

    Dès cette date apparaît également un désir général de revaloriser les origines. A L'héritage opératif, ressenti comme peu grisant, tend à se substituer une fiction chevaleresque : le Royal Arch, dans la maçonnerie anglaise restée très sensible au légendaire biblique, et, surtout, dans le reste des pays européens, les multiples variantes de l'écossisme...

     

     


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