• Paris et le diable*

     

    Avec le roi Louis-Philippe, magie et initiations occultes atteignent-elles le plus haut représentant du pouvoir en personne ? On peut le penser. Dans la famille d'Orléans, on s'est toujours passionné pour la sorcellerie, même lorsqu'il fallait pour cela "pratiquer de la main gauche", comme on dit en ésotérisme, c'est-à-dire ne pas hésiter à recourir aux "services" de la magie noire pour faire aboutir ses desseins...

    Le souverain n'échappe pas à son hérédité. Pendant son exil en Angleterre, il a beaucoup fréquenté les cabalistes, rose-croix et autres spécialistes du monde de l'étrange. On sait qu'il connait sur le bout des doigts les grande conjurations léguées par les initiés du siècle précédent.
    Il aurait lui-même pratiqué plus d'une évocation de nécromancie. 
    Quant aux divers procédés d'envoûtement, que ce soit d'amour ou de haine, il les maîtrise sans conteste, bien qu'il répugne à donner dans une magie opérative.

    Entre l'attentat de Fieschi, le 20 juillet 1835, et le coup de fusil manqué de justesse du garde Lecomte à Fontainebleau, en avril 1846, on a beaucoup essayé de l'assassiner. Nul n'a réussi.

    Chaque fois, le roi en a réchappé comme par miracle. Et cela fait jaser. On prétend à la Cour comme à la ville que le souverain à quelque pacte avec l'invisible, à moins qu'il ne dispose d'une autre forme de protection magique. Sinon, pourquoi serait-il aussi insouciant de risquer sa vie, aussi plaisamment détendu alors qu'une balle vient de se loger à quelques centimètres de son front, dans un panneau de sa voiture, et que la bourre de la charge est encore prise dans sa perruque...

    Le pacte ne doit pas entendre sa famille dans ses clauses... En 1842, le roi est inquiet. Son fils, le duc d'Orléans, a revu une ancienne maîtresse qui, nul ne l'ignore, s'adonne elle aussi à la magie d'amour et de haine. On a séparé jadis le prince de cette femme, par ailleurs mariée et donc peu susceptible d'entretenir avec lui quelque liaison que ce soit. Au cours de la scène de retrouvailles, le prince s'est blessé au doigt et la personne a soigneusement conservé le mouchoir plein de sang...

    " Je n'aime pas que ce mouchoir ensanglanté soit resté entre ses mains ", ne cesse de répéter Philippe Egalité à ses proches.

    Il craint une chose qu'il connait bien par sa culture ésotérique ; l'envoûtement de sang. C'est l'un des plus terribles. Tous les grimoires assurent que l'on peut conduire quelqu'un à la mort grâce à lui, pour peu qu'on applique convenablement le rituel. Et il y a des centaines de gens à Paris qui sont capables de la faire.

    Le 13 juillet 1842, le duc d'Orléans part pour Neuilly dans une calèche à deux chevaux. Au bout de la route des Ternes, les chevaux s'emballent sans raison aucune. Le prince est protégé hors de la voiture et il se fracture le crâne. Il meurt presque sur le coup.

    Est-ce le maléfice du sang qui a fait son oeuvre ou simplement le
    hasard ? Le roi penche pour la première hypothèse et sans doute a-t-il ses raisons. Il fait soigneusement laver les tâches de sang qui maculent le pavé. L'initié craint qu'on utilise à nouveau cette précieuse substance pour porter préjudice criminel à toute la famille royale cette fois...

    Le reste du siècle, nous le disions ne dédaignera ni la magie noire, ni l'astrologie, ni toutes les autres sciences occultes. Napoléon III s’intéresse à la voyance et il fréquente en particulier cet étonnant personnage, aujourd'hui complètement méconnu que fut Edmond Billaudot. L'homme est un magiste dans la plus grande tradition du terme. Il se vêt d'une longue robe aux motifs cabalistiques pour aller en consultation avec l'empereur. Il prédit la défaite de Sedan et voit dans le ciel d'un de ses rêves les combats de Verdun avec une incroyable précision. Mais le plus étrange est certainement une séance de "somnambulisme", comme on disait à l'époque, au cours de laquelle il prend la main d'un mort et vit en transe la séparation de l'âme et du corps.

    Entre 1860 et 1900, l'engouement pour l'occultisme, qu'il soit ou
    non "de la main gauche", gagne encore. On dit des messes noires aux quatre coins de Paris, Rue du Cherche-Midi, le ténébreux Huysmans pratique d'incroyables cérémonies sataniques. Il s'en défendra par la suite, mais sa connaissance de certains détails du rituel diabolique est beaucoup trop précise pour qu'il n'ait été mêlé de près à ses applications opératives.

    Hyppolyte Rivail un petit comptable, devient Allan Kardec et donne tous les moyens d'évoquer les morts dans ses deux ouvrages qu'il dit inspirés de l'au-delà, le Livre des médiums et le Livre des esprits. Le spiritisme est né. Il va devenir une véritable mode dès 1890. Et, aujourd'hui encore, on peut remarquer que la tombe de son fondateur est toujours la plus fleurie au cimetière du Père-Lachaise !

    Le chanoine Docre, l'un des inquiétant héros de Là-bas, n'est nullement un personnage imaginaire. Huysmans l'a carrément calqué sur l'une des plus terribles figures du satanisme de l'époque, l'abbé Boullan. C'était un excellent prêtre, docteur en théologie par surcroît, ancien supérieur d'une communauté religieuse, fort prisé de ses supérieurs... jusqu'à ce qu'il se découvre des dons de guérisseur- sorcier et qu'il tombe dans les grimoires et les rituels de la magie satanisante.

    Huysmans n'a rien inventé. Le prêtre maudit qui célèbre une messe noire dans une cave parisienne devant une image caricaturale du Christ, nu sous ses vêtements sacerdotaux, avec une chasuble rouge ornée d'un bouc noir et d'un pentagramme renversé, a existé en la personne de Boullan. Moyennant une certaine somme versée à des organisateurs très discrets, on pouvait toujours en 1981 se rendre à pareille cérémonie.

    Il s'en dit dans le VIè arrondissement, près de la rue Mouffetard où l'on va toujours recueillir de la terre sacrée sur la tombe du diacre Pâris à saint-Médard, voire, certaines nuits, dans le cimetière du Montparnasse ou au Père-Lachaise. Messes noires ou messes d'or, où est la différence ?
    La seconde est peut-être plus orgiaque, c'est tout. Mais au cours de l'une ou l'autre, on demande au Diable de réaliser occultement certains desseins peu avouables que l'on caresse.

    Au temps d'Huysmans, l'abbé Boullan proposait par exemple ses services et ceux, très particuliers, des religieuses de son diabolique harem pour aider dans les affaires. Rien n'a changé. Si vous désirez "être envoûte de fortune", selon la formule consacrée par des spécialistes, rendez-vous dans certain débit de boisson de la rue Mouffetard. C'est, dit-on encore, l'un des points forts de la géographie secrète de la capitale. 
    Ainsi, quand il y a des exécutions, le bourreau vient s'y recueillir avant d'aller mettre en train la célèbre machine de ce bon docteur Guillontin.
    Il est vrai qu'il a aussi affaire pour sa part aux magiciens. Un tueur officiel leur est, parait-il, du plus grand secours pour certaines opérations très précises et nécessitant certaines connaissances et certains ingrédients...

    Dans l'arrière-boutique de cet établissement, où vous ne pénétrerez d'ailleurs qu'en montrant patte blanche, vous rencontrerez  le pourvoyeur des cérémonies sataniques. On dit au Diable des messes comme à Dieu, avec des intentions, et l'on verse son obole. Pour quelques bonnes centaines de francs, il vous fera réussir dans certaines affaires délicates vous tenant à cœur. Il n'a pas son pareil pour éliminer les concurrents ou pour circonvenir le hasard à votre avantage.

    Rien n'a vraiment changé depuis les terribles messes de l'abbé Boullan. Rien et surtout pas le danger qu'il y a à fréquenter ce genre de compagnie. Un danger occulte bien entendu, puisqu'on ne tient pas compte d'une éventuelle descente de police qui pourrait s’intéresser de près de près à ce qui se passe lors des conjurations sataniques. Le pacte de Faust, on s'en souvient, comportait certaines clauses à l'avantage du bailleur. De même la cérémonie noire.

    Boullan est mort d'un envoûtement jeté sur lui par les ennemis de ses pratiques, les rose-croix, représentés en particulier par le grand ésotériste Stanislas de Guaïta. Ce dernier n'a jamais fait qu'utiliser le choc en retour, l'énergie psychique ou surnaturelle mise en oeuvre par le prêtre maudit au sourd de ses rituels.

    " ... j'étais à Lyon, écrit Huysmans, le 3 janvier 1893, lorsque parvint chez l'abbé une lettre de la rose-croix, signée Guaïta, condamnant à mort par les fluides celui qui vient de mourir... "

    Vers 1856, tous les amateurs d'occultisme et de science secrètes fréquentent le 120 du boulevard du Montparnasse, où s'est installé Eliphas Levi. Il s'appelle en fait Alphonse Louis Constant, et c'est un ancien séminariste vivant de sa plume et de son crayon. Il a hébraïsé son non quelques années auparavant après avoir étudié la cabale et les doctrines ésotériques. De ces recherches, il a tiré plusieurs traités de science occulte et, en particulier, le célèbre Dogme et rituel de haute magie.

    Levi n'est pas un sataniste. Il s'en défend. Pour lui, la magie, avec ses conjurations et ses pactes, peut procéder d'entités autre que diaboliques. Il pense très sérieusement qu'elle constituera l'un des champs privilégiés d'investigation dans l'avenir. Il estime être personnellement appelé par son itinéraire spirituel, propre à justement empêcher que les forces ténébreuses d'un certain ésotérisme ne prennent le pas sur le véritable occultisme de l'adepte.

    C'est pour cela qu'il se méfie de ce jeune prêtre à la fois insolent et timide, aux yeux étrangement hallucinés, qui, au début de cette année 1856, vient lui demander conseil. L'homme voudrait emprunter au maître le célèbre Grimoire d'Honorius, l'un des plus dangereux recueils de recettes noires jamais publié. Lévi lui demande ce qu'il veut en faire, et l'autre, énigmatique, répond simplement :

    " J'ai une certaine mission à remplir. "

    Un an plus tard, dans la nuit du 1er au 2 janvier, une voix réveille le magiste.

    " Viens voir ton père qui va mourir ", dit-elle à son oreille.

    Il sursaute, croyant dans un premier temps à une hallucination. Puis il se persuade que la voix mystérieuse venait effectivement de quelque part, de ce monde incertain peut-être, se dit-il, dont il s'occupe dans ses livres et ses opérations magiques. Une étonnante intuition l'oblige à errer tout le jour dans Paris et à se retrouver à l'église Saint-Etienne-du-Mont, où l'archevêque de la capitale inaugure en grande pompe la neuvaine de sainte Geneviève.

    Là, il assiste horrifié à l'assassinat du prélat par le jeune homme venu jadis chercher chez lui le fatidique grimoire. Louis Verger n'avait sans doute pas réussi à découvrir le texte maudit dans lequel se lisent plusieurs envoûtements de mort dont la tradition sataniste vante l’efficacité. Il avait choisi le couteau. Dans la petite chambre qu'il avait louée, rue de Seine, on découvrira tout un arsenal de sorcier, des poupées de cire transpercées de clous, un cœur de bœuf en décomposition, des herbes maléfiques...

    De nos jours, il y a, dans la capitale, plusieurs " fournisseur en chambre " de ce genre de matériel. Bave et sang de crapaud se vendent fort bien, tout comme les ouvrages de magie d'Eliphas Lévi, qui constituent toujours pour leur éditeur d’excellents succès de librairie.

    Le siècle de l'atome n'a jamais mis en péril le destin mystérieux d'un certain Paris. Il ne l'a même pas  marginalisé. Sectes et sorciers passent des annonces dans les médias et l'on parle très sérieusement de mettre l'alchimie au programme à la Sorbonne !

    Et toutes les deux semaines, dans les caves de cette dernière, qui communiquent toujours avec deux des grands souterrains traversant la capitale, une étrange association réunit ses membres. Ils accèdent par une arrière-boutique de la rue Saint-Jacques à un étroit boyau voûté qui les conduit au lieu de prédilection de leur culte, une immense salle basse dont l'administration des Carrières de la ville ne connait pas la destination initiale. Là, on adore le Baphomet du Temple. On lui sacrifie un coq et non plus un enfant, comme cela se faisait, parait-il, par le passé...

    L'histoire du Paris des mystères continue.

     


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